QUELQUEFOIS UNE BIZARRE SYNCOPE LE FAISAIT PÂLIR ET FROIDIR COMME UN MARBRE

PAR ROMAN BROTBECK

Portrait d’un opéra : « Avatar », de Roland Moser, ou la relecture du conte fantastique de Théophile Gautier

Le 28 septembre 1905 parut dans les Annalen der Physik l’article « Électrodynamique des corps en mouvement » d’Albert Einstein. En y décrivant la théorie d’horloges en mouvement, l’auteur esquisse le principe de la relativité, que ses collègues physiciens baptiseront plus tard théorie de la relativité. Cet article et son complément, remis simultanément à la rédaction des Annalen (« L’inertie d’un corps dépend-elle de sa charge énergétique ? », où apparaît pour la première fois la formule E = mc2) n’ont pas seulement influencé une bonne partie de la physique du XXe siècle, mais aussi sonné le glas d’un mythe illustre du XIXe : l’éther.

La physique, la philosophie et l’ésotérisme de l’époque postulaient en effet l’existence d’une substance totalement inerte et immatérielle, l’éther, qui baignait tout l’univers et servait de support au magnétisme, à l’électricité et à la lumière. La matière, soumise aux lois de la mécanique, flottait dans l’éther, qui obéissait aux mêmes lois, tout immatériel qu’il fût. Dans le domaine de la vulgarisation, qui touche aussi le roman et la nouvelle, l’éther permettait la simultanéité d’événements séparés dans l’espace.

La notion qui imprègne la science-fiction et les écrits ésotériques du XIXe siècle est la simultanéité, alors qu’après Einstein, ce sont la non-simultanéité, voire l’inversion de la flèche du temps et le renversement de la cause et de l’effet qui prédominent. Au XIXe siècle, non seulement la lumière et l’électricité étaient tributaires de l’éther, mais aussi le psychisme, l’âme, le magnétisme, les sentiments, bref, tout ce qui était inexplicable et surtout insaisissable. L’âme était un « corps éthéré », capable, dans les écrits ésotériques, de se dilater librement ; et parce que dans cette matière fantôme infinie, tout se mêlait à tout, les corps éthérés pouvaient se fondre, se superposer, voire se substituer les uns aux autres. En français, tel échange s’appelait « avatar ». Le terme provient du sanscrit et désigne une incarnation particulière de Vishnu. En bon français, il signifie toujours « métamorphose », « transformation », mais aussi (par contresens) « coup du sort » ou « mésaventure ».

LES BOURLINGUES D’UN POLYGRAPHE

Le 17 février 1856 voit la mort de Heinrich Heine. Le 25 février, Théophile Gautier (1811—1872), écrivain, journaliste et peintre du dimanche, écrit la nécrologie du poète allemand, à qui il doit ses plus grands succès pécuniaires et, en partie, sa survie jusqu’à nos jours.

Avec l’éloge de Heine, le polygraphe Gautier assume un nouveau rôle, celui de nécrologue des amis et connaissances qui ont marqué sa vie et dont il a contribué à la notoriété et au prestige par ses critiques : Delacroix, Vigny, Ingres et Berlioz — pour ne nommer que les principaux — seront accompagnés au tombeau par de longs éloges, qui font encore autorité aujourd’hui.

Théophile Gautier avait connu une vie aventureuse. Il parcourut toute l’Europe (jusqu’à l’Oural), l’Afrique du Nord et le Proche-Orient. Il fut témoin de nombreux événements historiques et le chroniqueur de mariages princiers ou d’inaugurations de lignes de chemin de fer, le commentateur de la vie culturelle de toutes les métropoles du monde, mais surtout de Paris, et ce dans toutes les disciplines. Véritable « corps éthéré », Gautier assista à tous les événements imaginables et inimaginables : le retour à Paris de la dépouille de Napoléon Ier, les noces du tsar, l’inauguration du canal de Suez, les premiers ébats de touristes au pied du Cervin (trois ans avant la première ascension et sa conclusion tragique) et sur les glaciers du Massif du Mont-Blanc. Il survécut aussi sans dommage à tous les bouleversements politiques, et ses amis des divers camps lui restèrent toujours fidèles. Jeune homme, il était un démocrate vilipendé, fit de la prison pour refus de servir et tâta du haschich (auquel il initia aussi Balzac) ; sous le Second Empire, il se lia avec la maison impériale et mit même la prose de Napoléon III en vers richement ornés ; la princesse Mathilde lui conféra le titre de bibliothécaire et une pension à vie ; après une brève interruption, les autorités de la IIIe République poursuivirent le versement de cette rente et assurèrent ainsi sa subsistance. Sans jamais se marier, Gautier parvint aussi à conserver toute sa vie de bons rapports avec ses amies et maîtresses, qu’il lui fallait cacher les unes aux autres par des manœuvres subtiles, d’autant plus qu’il avait encore des enfants de certaines d’entre elles — et tout cela au prix d’une seule menace de duel. Gautier abhorrait le duel et n’y assistait même pas en qualité de témoin. Lorsque Heine lui demanda d’être son second dans un duel avec le banquier Salomon Strauss, il finit par se dédire après avoir accepté. Gautier menait une existence à la frange inférieure de la bonne société. Il avait des domestiques, possédait un cheval et fréquentait les salons les plus illustres. Mais pour conserver ce train de vie aristocratique, qui menaçait toujours de sombrer dans la dèche ou l’imposture, il lui fallait écrire quotidiennement. Pas de voyage sans comptes rendus constants pour les journaux les plus divers. Toute rencontre d’un certain intérêt devait aussitôt être transformée en copie pour rapporter de l’argent.

Ses funérailles les rassemblèrent tous : derniers membres de l’ancienne famille impériale, peintres, écrivains, danseuses et actrices, amies et enfants. La danseuse Carlotta Grisi, à laquelle il avait valu son plus grand succès en écrivant l’argument de Giselle, et de la sœur de laquelle il avait deux enfants — ce qui ne l’empêchait pas de la tromper, notamment avec sa propre sœur —, envoya un bouquet si énorme que le cercueil disparut sous sa masse, tout corpulent que fût l’occupant.

Le vœu le plus cher de Gautier — être admis à l’Académie française — ne fut pas exaucé. Ses nombreuses critiques ont sombré dans l’oubli. Seuls ont survécu les romans et les contes, ainsi que des recueils de poèmes. « En France, on n’a toujours pas su trancher s’il était le génie qui avait rendu possible l’apparition de Baudelaire ou seulement un auteur de deuxième ordre (il est évidemment les deux, mais allez dire cela à un Français…). » (Lettre de Roland Moser à l’auteur.)

De nos jours, le nom de Gautier n’est souvent mentionné que comme auteur de l’argument du ballet Giselle (on élide alors Le Capitaine Fracasse ou le poète d’Émaux et Camées, salué par Baudelaire). Or c’est le travail auquel il a le moins contribué : le sujet et son agencement proviennent de Heine, la musique est d’Adolphe Adam (mort la même année que Heine, mais sans avoir bénéficié d’une nécrologie de Gautier) ; quant à la popularité de l’ouvrage, elle est entièrement due à Carlotta Grisi, qui le fit triompher partout. Du vivant de Gautier, cependant, les droits d’auteurs versés pour les nombreuses exécutions suffirent à le tirer de maint mauvais pas.

LES AVATARS DE BALTHAZAR LE RÉSURRECTIONNISTE

Douze jours après la mort de Heine, le 29 février 1856, Gautier commence à publier dans Le Moniteur universel un « conte » en douze chapitres, Avatar.

C’est là de la littérature brillante du Second Empire, par un des plus grands voyageurs du XIXe siècle. Un pli de robe devient une aventure érotique, un boudoir encombré le prétexte à la visite guidée d’un musée de parfums, de verre soufflé et de bric-à-brac ; l’ornementation se déchaîne, et ce que nous appelons la réalité ne se laisse appréhender qu’au travers de jeux de miroirs, de digressions et de retournements complexes, à quoi s’ajoutent de nombreuses allusions à un programme exigeant de littérature universelle.

Mais commençons par l’histoire !

Déprimé, Octave de Saville finit — après que la médecine traditionnelle a échoué — par consulter Balthazar Cherbonneau, qui « avait l’air d’une figure échappée d’un conte fantastique d’Hoffmann ». Cherbonneau est un mélange de médium, de toxicomane et de savant. Il devine bientôt la cause de la dépression d’Octave : amour fou d’une belle femme, une comtesse polonaise qu’Octave a tenté vainement de conquérir, deux ans plus tôt, à Florence. La comtesse est restée fidèle à son époux et regrette de ne pouvoir répondre à l’amour d’Octave. Cherbonneau sait comment sortir de cette situation sans issue. Il attire le mari de la comtesse dans son cabinet et lui démontre différents tours, pour le plonger finalement dans un profond sommeil à l’aide d’une décharge électrique produite par un appareil de Mesmer. Il propose alors à Octave désespéré un avatar, c’est-à-dire l’échange d’âme avec le comte ; il pourra ainsi aimer sans entrave la comtesse en empruntant le corps de son mari. Octave y consent après une brève hésitation. Une fois l’air puissamment échauffé — l’éther doit être brûlant pour que les âmes se détachent des corps —, l’expérience aboutit.

Les conséquences de la transmigration seront cependant fatales. Dans le corps du comte, Octave se comporte à la fois gauchement et excessivement, si bien qu’il paraît bizarre et étranger à la comtesse. Quand elle l’interpelle finalement en polonais, Octave ne la comprend pas et prétend avoir oublié la langue...

Dans le corps d’Octave, le comte comprend, lui, ce qui s’est passé, après diverses mésaventures. Il réalise qu’il ne pourra obtenir justice sans être déclaré fou et provoque finalement son adversaire en duel. Les duellistes s’apprêtent donc à tuer leur propre corps. Mais Octave tire ostensiblement en l’air et cède la place. Il n’a pas eu de succès auprès de la comtesse et n’a même pas su éveiller ses sentiments, sous l’apparence de son mari. Les deux hommes demandent à Cherbonneau un nouvel avatar. Une chaleur suffisante assure le succès de l’opération, mais l’âme d’Octave s’échappe. Elle ne veut plus retourner dans son corps originel et disparaît dans l’éther. Cherbonneau a donc un cadavre sur les bras et, pour s’en débarrasser, conçoit l’idée géniale d’un troisième avatar. Il lègue toute sa fortune à Octave et se glisse lui-même dans le corps du défunt grâce à l’appareil de Mesmer, laissant son vieux corps sans vie. Quelques jours plus tard, le nouvel Octave assistera à l’enterrement de son ancien corps.

De retour dans son corps originel, le comte surprend son épouse alors qu’elle lit Heinrich von Ofterdingen, de Novalis ; la comtesse se réjouit de constater que son époux a perdu son regard concupiscent. La routine quotidienne peut recommencer.

« DA-PONTÉISATION » DE GAUTIER

En 1985, Roland Moser achète chez un revendeur de Winterthour une traduction allemande de la nouvelle de Théophile Gautier. Et conçoit très vite l’idée d’en faire un opéra. Ce n’est pas simple. L’auteur d’Avatar s’identifie surtout avec Octave, dont il partage non seulement le statut social, mais aussi l’existence instable et la frénésie des belles femmes.

La belle comtesse, que Gautier représente dans une série de poses séduisantes, voire lascives, est plus un rêve masculin exacerbé qu’une vraie femme. Avec son étiquette conventionnelle et ses réactions simplistes, comme la rapidité de la provocation en duel, le comte n’est pas un antagoniste digne d’Octave. Même Cherbonneau ne quitte guère le registre hoffmannien.

Il aurait naturellement été possible de se concentrer sur un protagoniste passif, Octave. Amoureux sincère, il aurait alors simplement eu le malheur de tomber sur un couple assez conventionnel et dans les griffes d’un magicien légèrement dépassé. Fantasque, Octave serait un homme bon, mais incompris, les autres étant condamnés d’emblée à lui servir de repoussoirs.

Roland Moser choisit une autre solution. Il sut très tôt qu’il voulait écrire un « vrai » opéra, avec une intrigue concrète, capable d’être suivie par le public. Aussi entreprend-il ce qu’on pourrait appeler une « Da-Pontéisation ». Lorenzo da Ponte est le librettiste des grands opéras bouffes italiens de Mozart, dans lesquels il se sert d’une « perspective multiple ». Cette technique consiste à incarner les idées et les positions du librettiste et du compositeur dans les personnages mêmes. Il n’y a pas de conception préétablie du sens de l’opéra. Celle-ci sera dégagée par le public à partir des différents personnages et au cours de l’action. Il n’y a pas non plus de jugements de valeur ni d’explications préalables ; les personnages se jugent les uns les autres, mais la pièce ne les juge pas. Ils ne sortent pas de leur rôle, même et surtout dans les nombreuses confusions et travestissements que Da Ponte insère dans tous ses livrets pour Mozart (Le Nozze di Figaro, Don Giovanni et Cosí fan tutte). Dans le théâtre à perspective multiple, le public doit trouver lui-même le sens de la pièce en la recomposant, en quelque sorte, et en se l’expliquant.

Pour arriver à cette perspective multiple (au sens du XVIIIe siècle), Roland Moser modifie profondément l’original dans le livret d’Avatar :

  1. 1. Le côté fantasque d’Octave disparaît, sa faiblesse de caractère est accentuée. Il devient un rêveur dépressif, incapable de garder la mesure, même en musique. Auprès de la comtesse, il se comporte aussi maladroitement que le Chérubin des Noces de Figaro de Mozart. Il ne parvient à éveiller en elle que le souvenir d’émois adolescents passés depuis longtemps, mais dont la démesure reste attachante, voire fascinante.
  2. 2. Le comte (Olaf Labinski dans la nouvelle originale) devient Karol Czosnowski. Il gagne en profil et incarne l’homme contemporain, avide de progrès et de pragmatisme, qui constitue pour le moment le partenaire le plus fort, et donc le meilleur, pour sa femme.
  3. 3. Laura Czosnowska (Prascovie Labinska dans l’original) n’est pas simplement une beauté détachée des contingences et peu au fait des événements ; elle est très troublée par le changement subit de son époux et s’en montre même séduite. C’est pourquoi, dans l’opéra, elle consulte le docteur Cherbonneau pour en savoir plus. Elle est cependant arrêtée par la gouvernante, Jeannette, qui lui donne un petit cours sur les hommes.
  4. 4. Balthazar Cherbonneau est débarrassé des oripeaux du médium et du savant fou pour revêtir l’apparence du scientifique contemporain, qui n’entend pas respecter les limites des sciences naturelles et se met donc à jouer avec le psychisme, dans l’intérêt prétendu de ses patients. Dans l’opéra, il est beaucoup plus calculateur et inquiétant que dans l’original. Il sait par exemple d’avance qu’il fera passer Octave à trépas pour habiter son corps. On ignore seulement à quel moment il prend sa décision perfide.
  5. 5. La modification la plus importante par rapport à l’original reste la création d’un personnage supplémentaire, Jeannette, gouvernante de Cherbonneau. Comme tous les grands personnages de comédie de Monteverdi à Mozart, elle observe les faits du bas de l’échelle sociale. Elle est issue du peuple et en a la sagesse. Moser n’en fait toutefois pas simplement une jeune fille espiègle, mais une insolente. Dans le livret, elle parle un dialecte du sud de l’Allemagne, mais qui peut être adapté à l’origine de la chanteuse ; à Saint-Gall, ce sera plutôt un dialecte autrichien.

Grâce à ces modifications, les cinq personnages du livret tiennent tous le même rang. Chacun a son caractère spécifique et sa cohérence, et le compositeur fait tout ce qui est en son pouvoir pour représenter l’entièreté de ce caractère. Aucun n’est stigmatisé d’avance comme étant faible, mauvais ou méchant. Moser aime tous ses personnages du même amour. On se rapproche ainsi de la constellation théâtrale du XVIIIe, où les personnages ont des notions différentes de ce qui leur arrive, tandis que le public est parfaitement renseigné et peut donc comprendre et interpréter leurs actions et réactions. Rien ne lui sera caché, de sorte qu’il peut juger en connaissance de cause. L’esthétique dramatique qui en résulte est celle de la clarté, de l’exactitude et de la simplicité.

C’est d’ailleurs là ce qui fait la grande complexité et l’« explosivité » politique du théâtre du XVIIIe siècle : toutes les nuances sont perceptibles et ont leur raison d’être ; il n’y a guère de personnages imprévisibles ; nous comprenons les confusions de personne, les travestissements, l’insolence de la valetaille et les secousses qui ébranlent l’ordre social. Les aristocrates, les bourgeois et les domestiques jouent encore leur rôle traditionnel, mais personne ne croit plus que l’ordre social fonctionne, et moins encore qu’il soit valable, surtout au théâtre !

Il est vrai qu’avec le Chérubin des Noces et le Don Juan de l’opéra du même nom, Mozart crée les premiers grands personnages imprévisibles de l’histoire du genre. Mozart ouvre ici la voie au théâtre romantique, mais le grand rationaliste qu’il est se garde d’introduire davantage de ces gaillards versatiles dans ses opéras. Chez Moser aussi, Octave est le seul personnage imprévisible.

QUI SAIT QUOI ?

Des cinq personnages d’Avatar, Cherbonneau est celui qui en sait le plus et qui en profite à fond, un peu à la manière d’un meneur de jeu, comme le Don Alfonso de Cosí. La seule question non résolue est : connaît-il vraiment d’emblée le dénouement et ne laisse-t-il l’intrigue se dérouler que pour avoir confirmation de sa théorie ? Il est tout cas féru de dissection, il veut expérimenter sur l’homme et tester une nouvelle fois les appareils de Mesmer. Cherbonneau ne peut cependant que deviner ce qui se passe à l’intérieur et autour des corps « avatarisés ». La réaction de la femme échappe notamment à son influence. Mais il semble savoir — et admettre — qu’on en viendra à un duel.

Le vœu le plus cher d’Octave, au début, serait de mourir. Comme c’est surtout pour lui que Cherbonneau entreprend la permutation des âmes, Octave est le deuxième personnage le mieux informé. Or, c’est ce savoir qui lui ôte toute spontanéité lors des rencontres décisives avec Laura ; il en est paralysé, parce que, dans la peau du comte, il fait tout ce qu’il peut pour ne pas paraître différent. Ses grandes déclarations d’amour n’en semblent que plus déplacées.

Le comte Karol, lui, voudrait en savoir plus. C’est pour cette seule raison qu’il se trouve dans le cabinet du docteur. Il a entendu parler des expériences d’amélioration de l’espèce humaine, dont bruit tout Paris. Sa soif de connaissance entraîne cependant sa perte, puisqu’il est victime de l’avatar. Dans le corps d’Octave, il ne réalise que lentement ce qui s’est passé. C’est cette prise de conscience qui mène à la provocation en duel.

Laura ne sait rien. Contrairement à l’original de Gautier, elle est très troublée par les changements survenus en « Karol », mais presque plus encore par le spectacle bizarre du nouvel « Octave », qu’elle tient pour fou ; c’est comme si elle aimait l’âme de l’un et le corps de l’autre. Le retour du vrai Karol, à la fin, est pour elle une déception. Elle s’écrie : « Non ! » Ce non est presque aussi ambigu que le célèbre « Ach » à la fin de l’Amphitryon de Kleist, où Alcmène voit devant elle l’homme et non plus le dieu.

Jeannette, la servante, sait peu de choses, mais devine presque tout. Elle n’a cependant pas l’intention de démasquer son maître. Elle préfère l’agacer en le dérangeant, en survenant à l’improviste, en lui coupant la parole ou en lançant un couplet. Même à la fin, après le dernier avatar, alors que son maître est mort et que l’âme de celui-ci a passé dans le corps d’Octave, elle pressent ce qui est arrivé. Elle manifeste en tout cas la même insolence qu’autrefois à son égard. Mais ce n’est que dans sa dernière chanson qu’elle accède à une omniscience plus générale, quand elle dénonce justement l’omniscience et la puissance de l’homme.

Der Mann, der kennt nit Sinn no Ruh.
Sein Zwang richt nix wie Unheil an,

und kein Mensch lebt, ders wenden kann.

Das geht so fort von Leib zu Leib

Bis alls verreckt – für Zeitvertreib.

Il n’est pas clair si, par « der Mann », Jeannette désigne la métamorphose de Cherbonneau et ses expériences, ou les hommes en général. Il n’est pas non plus clair si le texte qu’elle chante est d’elle ou s’il est un trésor populaire, fait de la sagesse cumulée de plusieurs générations.

LA « MOSERISATION » d’AVATAR

Gautier ne donne aucune indication d’époque, mais Moser situe l’intrigue précisément : entre le 25 et le 27 septembre 1846. Il signale ainsi des couches de son opéra qui dépassent de loin le XVIIIe siècle. Le 27 septembre 1846, Heinrich Heine rédigea en effet son testament à Paris (il venait d’ailleurs de passer le début du mois dans les Pyrénées, à Tarbes, lieu de naissance de Théophile Gautier). Heine lègue ses maigres revenus à sa femme, Mathilde Crescentia Heine. Ce n’est pas grand-chose, « car j’aimais la vérité et abhorrais le mensonge ».

La même année, Chopin avait passé son dernier été à Nohant et rompu définitivement avec George Sand, surtout à cause du fils de cette dernière, Maurice, qui voulait être seul maître chez lui et faisait souvent sentir à Chopin son statut illégitime. En juillet 1846, Chopin reçut à Nohant la visite de la comtesse Laura Czosnowska. Quinze ans plut tôt, elle était devenue veuve dans des circonstances dramatiques : son mari, d’une jalousie maladive, s’était tiré devant elle une balle dans la tête. Chopin apprécia la présence de la comtesse du fait qu’il pouvait de nouveau parle polonais avec quelqu’un. C’est pourquoi il appelle souvent Laura Czosnowska « Lorka ». Les mazurkas op. 63, composées cet été-là, lui sont dédiées.

C’est donc dans le cadre de ces événements historiques de 1846 que Roland Moser situe l’intrigue et une partie de la musique de son opéra, et c’est pour cette raison qu’il change le nom du couple comtal de Labinski en Czosnowski. « Prière d’attribuer à la ‘liberté artistique’ le fait que Chopin n’est rentré à Paris qu’en octobre, et non pas dès le 20 septembre, et que je n’aie pas tenu compte du suicide de l’époux de Laura ! En fait, les deux négligences sont dues à un retard dans la transmission des informations : la grande biographie de Chopin de Tadeusz A. Zieli«nski n’a paru en polonais qu’en 1993, en traduction française en 1995 et en traduction allemande qu’en 1999. Si, par ailleurs, le mari de Laura ne s’appelle ni Janusz ni Olaf, c’est pour des raisons musicales uniquement (inversion OctAve-kArOl). L’anagramme KAROL/LORKA est un pur hasard. Mais personne ne me croira. Tant pis ! » (Lettre de Roland Moser à l’auteur.)

Et revoilà l’éther ! Derrière les personnages chassés dans tous les sens et détachés les uns des autres, se cachent des liens communs ; il y a surtout les « Davidsbündler » de Moser — tout un réseau d’allusions et de citations musicales ou littéraires. Deux tableaux entiers de l’opéra sont des « réécritures » d’œuvres de Chopin ; les débuts du testament de Cherbonneau empruntent des passages de celui de Heine, etc.

Quiconque dresse l’oreille fera des trouvailles — allusion ici, assonance là. Le livret fourmille de citations. Même dans les couplets de Jeannette, les textes originaux sont parsemés d’emprunts à Heine, Benn, aux poèmes du Wunderhorn, à des chansons enfantines, etc. Pourquoi ce nom de Jeannette, d’ailleurs ? La double liaison de Jeannette Wohl avec Ludwig Börne et Salomon Strauss, que Heine avait qualifiée publiquement d’immorale, fut la cause d’un duel entre Heine et Strauss, après la mort de Börne. Heine y survécut avec une écorchure à la jambe et est censé avoir tiré en l’air — comme Octave dans l’opéra ! Ici déjà, les liens entre la biographie de Heine et l’opéra sont évidents. Si l’on se rappelle encore les dix dernières années de la vie de Heine, ses béquilles, ses commentaires ironiques sur son impuissance sexuelle, on sera tenté de voir dans Cherbonneau une émanation de Heine. Quant à Octave, il a des traits de Chopin. Il serait cependant trop simple, et donc erroné, d’identifier les trois personnages masculins de l’opéra avec Heine, Chopin et Gautier. Ils se meuvent tous, pour ainsi dire, dans l’éther, qui unit tout et permet la simultanéité frappante de choses disparates. Les trois artistes nommés sont présents dans chaque personnage à des degrés divers, ils sont l’étoffe dans laquelle sont taillés les personnages.

ENSEMBLE D’INTERVALLES ET LEUR SYMBOLIQUE

Les nombreuses relations qui se révèlent dans le livret et la musique pourraient faire croire qu’Avatar est un opéra compliqué, où l’auditeur ne comprend quelque chose qu’après la troisième audition. En fait, Roland Moser se soucie beaucoup de clarté, non seulement comme librettiste, mais aussi comme compositeur. Tout doit être le plus compréhensible possible, à commencer par l’orchestre, réduit à trente et un musiciens pour ne pas couvrir le chant. Sur les deux heures que dure l’opéra, il n’y a d’ailleurs que deux passages où l’on puisse parler d’une sorte de tutti. Tout le reste peut donc être qualifié de musique de chambre pour formation moyenne. Là aussi, Moser veille à la clarté en séparant les registres, en choisissant de préférence les timbres purs et en utilisant des rythmes bien délimités. Mieux vaut en dire peu que trop, mieux vaut rester précis dans le peu que flou en donnant trop d’informations. Cela n’a pourtant rien à voir avec la « nouvelle simplicité ». Ce qui est clair et rare devient très vite très complexe, justement parce qu’on le comprend.

Cela est particulièrement net dans le système d’intervalles que Moser applique au chant et qui dicte l’harmonie respective. Il est tout simple — et quiconque milite pour la complexité dans la musique moderne devrait même dire « trop simple » !

Moser distingue six familles d’intervalles :

1 = quinte / quarte
2 = ton entier / septième mineure

3 = tierce mineure / sixte majeure

4 = tierce majeure / sixte mineure
5 = seconde mineure / septième majeure
6 = triton (quinte diminuée / quarte augmentée)

L’ordre de succession des familles montre que Moser conçoit son système d’intervalles au sens pythagoricien. Il ne le tire donc pas de la structure des harmoniques supérieurs et du degré de consonance ou dissonance des intervalles, mais de la construction mathématique du ton entier (8/9), calculée par Pythagore à partir de l’octave et de deux quintes superposées. Dans ce système, la consonance et la dissonance jouent un rôle subalterne. (voir Schéma 1)

Le ton entier est pour Pythagore la base de toutes les gammes et intervalles. C’est pour cette raison que la tierce majeure pythagoricienne est si large qu’elle sonne presque comme une dissonance. Le demi-ton est construit pour ainsi dire à partir de ce que laissent les tons entiers, d’où un rapport très complexe (243/256). Celui du triton l’est encore plus (512/729, soit 29/36).

Moser n’exige absolument pas de l’orchestre et des chanteurs qu’ils chantent ou jouent en tempérament pythagoricien. La conception pythagoricienne est plutôt la base de la démarche compositionnelle. Même en système tempéré (qui n’est d’ailleurs pas si éloigné du pythagoricien), la musique de Moser sonne très vite comme « pythagoricienne ». Dans le système pythagoricien, l’écart entre le demi-ton et le ton entier, ou entre la tierce mineure et la tierce majeure, est aussi grand, voire plus, que celui entre la seconde et la tierce. Il en résulte le caractère suivant des intervalles : 1 = quinte / quarte
Fondement de tout le système des hauteurs. Intervalles actifs contrôlant l’espace sonore.

2 = ton entier / septième mineure
Le ton entier pythagoricien est la brique du système des hauteurs et le plus petit élément contrôlable. Il symbolise le réalisme et l’efficience, mais aussi la convention et la norme.

3 = tierce mineure / sixte majeure

La tierce mineure est une médiatrice, elle a la même force à la verticale et à l’horizontale. Elle parvient aussi à enchaîner le demi-ton « irréel » et à le simplifier (27/:32).


4 = tierce majeure / sixte mineure

Chez Pythagore, n’a guère de force harmonique et se compose de deux tons entiers, ce qui en fait un intervalle presque dissonant. Symbolise l’obstination, la puissance, la fidélité aux principes.


5 = seconde mineure / septième majeure

Chez Pythagore, échappe à la construction, est le « reste » incontrôlable, l’élément non systématique, la sensibilité, le flair. Symbolise le pressentiment, le désir et la mélancolie, mais aussi les limites du système.


6 = triton (quinte diminuée / quarte augmentée)
Intervalle ambigu qui pousse à l’absurde la construction par tons entiers. Fait exploser le système à force de fidélité au système. Suspend la tonalité entre deux pôles.

Chacun des cinq personnages de l’opéra se voit attribuer trois de ces groupes d’intervalles (ce qui fait 5 x 3 attributions).

Cherbonneau	1			4		6
Jeannette		1	2	3
Octave					4	5	6
Karol			1	2		4
Laura				2	3		5

Les groupes 1, 2 et 4 sont utilisés trois fois (= 9 attributions), les groupes 3, 4 et 6 deux fois seulement (= 6 attributions).

À l’aide des groupes d’intervalles, qui déterminent toute la microstructure musicale, Moser dessine un « sociogramme intervallique » qui tantôt soude les personnages, tantôt les isole et les fragilise par dispersion.

N’ont aucun groupe d’intervalles en commun, donc aucune relation :
Jeannette et Octave
Cherbonneau et Laura

Partagent un groupe d’intervalles et ont donc une relation ambiguë et tendue :
Cherbonneau et Jeannette
Octave et Karol
Octave et Laura
Karol et Laura

Ont deux groupes d’intervalles en commun et donc une forte dépendance mutuelle :
Cherbonneau et Octave
Cherbonneau et Karol
Jeannette et Karol
Jeannette et Laura

Cet agencement montre que Cherbonneau et Jeannette — couple dissemblable s’il en est ! — sont les meneurs de jeu secrets de l’opéra (comme Don Alfonso et Despina dans Cosí fan tutte) ; ce sont eux qui ont les rapports les plus étroits avec les autres personnages et qui exercent donc sur eux le plus grand pouvoir.

L’absence de rapports entre Cherbonneau et Laura est logique, car c’est la seule paire de personnages qui ne se rencontre jamais, et Laura est la véritable antagoniste de Cherbonneau, parce que, contrairement à lui, elle ne sait rien et ne peut donc rien contrôler.

L’absence de rapports entre Jeannette et Octave est à double fond, puisque à la fin de l’opéra, Cherbonneau restera son maître en se glissant dans le corps d’Octave.

Entre la « triade » Karol-Laura-Octave, le matériau intervallique postule l’équivalence. Tous se ressemblent un peu, mais ils restent tous étrangers les uns aux autres.

Tous trois ont cependant d’autres points communs : Octave et son antagoniste, Karol, partagent la tierce majeure, intervalle de la virilité, des principes, du jour et de l’agressivité. Octave et Laura partagent la seconde mineure, « la sensible » [en français dans le texte, ndt], soit l’intervalle qui, dans le système, n’a de place que comme reliquat, mais qui en est quand même le nœud, parce qu’on ne peut pas l’éliminer.

Karol et Laura partagent le ton entier, la « brique » fondamentale sur laquelle est construite la société, celle qui justifie à la fois le mariage et la forme, et qui est liée directement aux intervalles fondateurs, la quarte et la quinte.

On en restera à ces indications sur la symbolique des intervalles. Grâce à elle, Moser parvient à relier chaque personnage aux autres de façon à la fois précise et complexe — et ce de manière audible ! Les personnages sont caractérisés distinctement et sont immédiatement reconnaissables. Moser s’est créé ainsi un vocabulaire compositionnel très déterminé, d’un côté, mais qui, de l’autre, lui permet à tout moment de chercher des solutions individuelles et d’établir une structure locale spécifique.

ACCORD TOUS-INTERVALLES

Une harmonie qui surgit derrière les structures intervalliques est l’accord formé de tous les intervalles, qui apparaît d’ailleurs aussi linéairement dans les parties chantées. Il agit comme une espèce de nœud qui lie le tout. Moser dispose fréquemment cet accord, qui fait entendre tous les intervalles, en succession banale de quartes et tierces majeures. La combinaison des quatre notes et ses renversements donnent le seul accord possible contenant tous les intervalles. (Schéma 2)

Cet accord noue entre elles les structures intervalliques et forme en quelque sorte le support de tout le système. Ce n’est certainement pas un hasard s’il surgit fréquemment chez Cherbonneau, le meneur de jeu de l’opéra.

Citons par exemple la série de trente notes de Cherbonneau — un chef-d’œuvre de combinatoire par sa simplicité et sa logique.

Exemple 1 (tiré du journal de Roland Moser pour Avatar).

La succession des intervalles et les changements de direction de la série de trente notes peuvent être notées systématiquement en demi-tons :

+6 —7 +5 —6 +4 —6 +4 +6 —7 +5 —6 +5 —7 +6 —8 +6 +4 —6 +5 —7 +6 —7 +5 —6 +4 —6 +4 +6 —7 (+5)

(+4)

La série de trente notes se compose uniquement de tierces majeures (4 demi-tons), quartes (5), tritons (6) et quintes (7). Le milieu exact de la série est marqué par une sixte mineure (8 demi-tons). La série de trente notes se subdivise en trois parties de structure analogue. Elle peut recommencer une fois terminée, parce qu’elle forme une boucle régulière :

+6 —7 +5 —6 +4 —6 +4 +6 —7 +5

—6 +5 —7 +6 —8 +6 +4 —6 +5 —7

+6 —7 +5 —6 +4 —6 +4 +6 —7 (+5)

Le groupe médian constitue le renversement du premier et du dernier. Chaque groupe a en outre son propre axe de symétrie.

Mais ce n’est pas tout. Si l’on examine quelle gamme donne la série de trente notes, on retrouve une structure symétrique, à savoir le troisième mode d’Olivier Messiaen, une gamme de neuf notes où alternent régulièrement 2 demi-tons (1) et un ton entier (2).

do do# ré mi fa fa# sol# la sib do

1 1 2 1 1 2 1 1 2

À plusieurs reprises, les notes de la série de trente se groupent de telle façon que, si elles étaient superposées, elles donneraient l’accord de tous les intervalles en position serrée. Où que l’on étudie la partition en détail, on trouvera de telles structures d’une logique déroutante.

Ces procédés ne paraissent cependant jamais étriqués, même si le système d’intervalles est appliqué très strictement aux personnages. Un passage particulièrement frappant est par exemple le duo Laura/Karol. Cherbonneau crée cette illusion au moment précis où il va s’emparer définitivement du comte. Il s’ingère dans sa vie privée et lui montre dans un miroir de son cabinet la comtesse, qui chante au même moment en s’accompagnant au piano. Ce genre de tour de passe-passe n’est utilisé en général que pour prouver l’infidélité d’un conjoint, mais Cherbonneau veut susciter ici en Karol le désir de sa femme. La voix de la comtesse est retransmise, et le comte chante la seconde voix. Se déroule alors un canon des systèmes d’intervalles, chacune chantant avec les siens.

Laura Karol

2 (ton entier) ® 2 (ton entier)

3 (tierce min.) ® 4 (tierce maj.)

5 (demi-ton) ® 1 (quarte/quinte) 1

Dans l’exemple (extrait de la partition) qui suit, le canon des intervalles est marqué avec la numérotation des familles pythagoriciennes.

 

UN OPÉRA À INTRIGUE VÉRITABLE ET ESCAMOTAGE DE L’INTERLOCUTEUR

La plupart des compositeurs qui ont produit des opéras ce dernier demi-siècle ont essayé à la fois d’écrire un opéra et de n’en rien faire. Ils ont surtout essayé — par des superpositions, anticipations et retours en arrière de toute sorte — de détruire ou de relativiser, dans le meilleur des cas, le moteur traditionnel de l’opéra, à savoir l’intrigue.

Moser fait très délibérément le contraire : il ressuscite l’action musicale et reprend les procédés musicaux de l’opéra à intrigue. Il y a chez lui des récitatifs secs et accompagnés, comme au XVIIIe siècle. À tout moment, il entame des « numéros » (couplets, danses, duos, voire un trio) qui se détachent des récitatifs et forment comme des îlots ou des points de cristallisation musicale.

Certes, Moser coule chaque tableau dans une grande forme obscure, qu’on perçoit plus inconsciemment que consciemment, mais l’apparence superficielle de l’opéra rappelle plutôt le jeune opéra baroque, comme celui de Monteverdi, avec ses changements nombreux, ses insertions et ses modulations. Cette remarque vaut surtout pour le traitement des voix, qui exploite toutes les ressources du chant, du parlando à l’émotion dramatique la plus vive.

Les récitatifs de Moser ont cependant une singularité : ils renoncent délibérément au « bavardage » à deux. En effet, les personnages secondaires ne parlent ni ne chantent, leurs rôles sont uniquement mimés. L’intrigue doit donc être déduite des questions et des réponses des protagonistes, ce qui donne aux récitatifs l’aspect de la conversation téléphonique dont on n’entend qu’un côté. L’intrigue et les protagonistes subissent ainsi une stylisation très particulière. À ma connaissance, c’est la première fois, dans l’histoire de l’opéra — à part quelques rôles muets à l’époque romantique — que cette stylisation consiste à « gommer » délibérément l’interlocuteur. Pour quelques-uns de ces rôles, Moser exige des danseurs — sans doute une allusion cachée au balletomane qu’était Gautier —, ce qui accentue encore la stylisation.

LES PERSONNAGES ET L’ORCHESTRE

Omniprésents dans l’opéra, les nombres 2, 3 et 5 affectent même la structure de l’orchestre : 5 personnages (2 meneurs de jeu et 3 amoureux) ; 3 groupes d’intervalles par personnage (3 personnages en partageant 2, 3 autres 3). 3 contrebasses, 3 cors, 3 trombones, 3 groupes de cordes en pas de deux (2 violons, 2 altos, 2 violoncelles), 3 percussionnistes, 5 paires en pas de deux souvent très distancé (2 flûtes, 2 hautbois, 2 clarinettes, 2 bassons et 2 trompettes), 3 instruments de continuo (clavecin, harpe et accordéon), mais un seul piano, qui a parfois un rôle de soliste presque « chopinesque ».

Les instruments ne peuvent être attribués systématiquement à un personnage. L’accordéon joue un grand rôle chez Jeannette, assorti des instruments « populaires » que sont la clarinette et la contrebasse. Le piano est très important chez Karol — sans doute comme symbole de prestige. Le xylophone (échos de la « Danse macabre » !) apparaît surtout avec Cherbonneau, tandis que Laura est accompagnée avant tout par les vents et le sextuor à cordes. Les trois cors et les trois parties (épouvantablement difficiles) de contrebasse forment une sorte de basse continue de l’opéra : ils soutiennent la musique pendant de longs moments et lui confèrent une certaine teinte générale.

À la première écoute, on sera surpris du peu qu’on entend et de la discrétion de l’accompagnement. Cela rappelle une fois de plus le jeune opéra baroque à basse continue, où l’orchestre ne fournit pas de sonorité pleine, mais seulement un arsenal de timbres dont le compositeur se sert à sa guise, selon les situations spécifiques. Il en découle que, dans la fosse, les instrumentistes assument parfois des tâches non moins exigeantes que celles des chanteurs et des chanteuses sur le plateau.

LES SIX TABLEAUX DE LA COMPOSITION

L’opéra se divise six tableaux, encore que le cinquième et le sixième s’enchaînent directement et puissent être perçus comme n’en formant qu’un seul. Les cinq personnages apparaissent tous dans le premier et les deux derniers, alors que les autres tableaux se concentrent sur un seul personnage. À l’exception du dernier, tous les tableaux sont séparés distinctement les uns des autres. Moser a aussi renoncé à composer des interludes ou une ouverture. Le rideau retrouve ici son rôle traditionnel de césure entre les mouvements.

Le premier tableau dure un tiers de l’opéra complet et s’articule en de nombreux épisodes. C’est un capriccio varié, parfois très spirituel, et plein de surprises, dans lequel sont exposés les principaux thèmes et les personnages de l’opéra.

Contrairement au premier, le deuxième tableau est d’un seul jet. Moser l’a conçu en palimpseste (« réécriture » où le nouveau texte masque souvent l’ancien). Pour symboliser la réincarnation d’Octave dans le corps de Karol, Moser a donc composé ce tableau sur la Polonaise en la majeur de Chopin, quoique que celle-ci soit devenue inaudible. Seul le rythme de polonaise s’entend çà et là. On la percevra aussi de loin dans l’harmonie, puisque Moser déduit son organisation des hauteurs de l’analyse spectrale des accords de Chopin.

Le troisième tableau est un rondo. Dans le corps d’Octave, Karol prend conscience de sa situation désespérée et réalise peu à peu, grâce à divers indices trouvés dans son appartement, qu’il est victime d’un avatar.

Le quatrième tableau est un nouveau palimpseste, fondé cette fois sur la première des trois mazurkas écrites pour Laura Czosnowska (1846). Cette mazurka a déjà été entendue au deuxième tableau, mais sur une boîte à musique. Au début du tableau, les danseurs dansent la mazurka dans une réminiscence du deuxième tableau ; les allusions à l’original de Chopin sont plus perceptibles que dans le cas de la polonaise du deuxième tableau. Le quatrième tableau culmine dans un trio qui dépeint exactement la situation psychique de chaque personnage, comme dans un ensemble de Mozart. Moser compose lui aussi ses ensembles quand les personnages sont le plus éloigné les uns des autres sur le plan dramatique.

Le cinquième tableau est une vaste chaconne sur les premières notes de la série de trente attribuée à Cherbonneau. Dans la scène, Cherbonneau, assis à son bureau, ne souffle mot ; il vit les événements de l’intérieur, mais il est présent musicalement du début à la fin. Sur la chaconne se superposent simultanément la scène du duel et la visite de Laura à Jeannette. Tandis que les deux femmes « papotent » sur un ton familier, les duellistes s’affrontent en style punctum contra punctum. Octave (dans le corps du comte) décoche ici tous ses coups sur le premier temps, alors que, pour exprimer son indécision et son ambiguïté, Moser ne l’a jamais fait intervenir jusque-là sur un temps fort.

La sixième scène commence par la rédaction du testament de Cherbonneau. On entend le grattement (discrètement renforcé) de la plume, à l’instar d’une musique concrète. Comme dans tant d’opéras de l’histoire, Moser s’efforce de ne pas laisser la fin de l’intrigue s’effilocher. Chaque personnage aura sa scène finale. Même l’âme de feu Octave a droit à sa petite minute de silence. Mais comme dans tout bon opéra, Moser accélère la conclusion et ne savoure pas excessivement le dénouement. Il ne s’arrête pas longtemps sur le second avatar de Karol et d’Octave, ni sur celui de Cherbonneau. Il en résulte une sorte de strette finale — comme chez Mozart, une fois de plus ! — qui détourne l’attention du fait que rien n’est résolu et que tout reste en suspens. L’imprévisible Octave a certes disparu dans l’éther, mais le comte et la comtesse renoueront-ils jamais ? Jeannette supportera-t-elle son nouveau maître ? Cherbonneau deviendra-t-il définitivement un monstre, dans son jeune corps, pour se transformer en docteur Mabuse ? Même les derniers couplets de Jeannette sèment la confusion.

QUAND LE TEMPS SUSPEND SON VOL

En septembre 1992, alors que Roland Moser travaillait au premier tableau, le professeur Günter Nimtz publia dans le Journal de Physique un article qui fit sensation, « On superluminal barrier traversal », parce qu’il violait un principe sacro-saint en dépassant la vitesse de la lumière du quadruple, grâce à l’effet dit tunnel. Des particules qui devraient ne pas pouvoir traverser une montagne à cause de sa seule présence surmontent l’obstacle en le traversant encore plus vite que s’il n’existait pas. Ses collègues lui ayant objecté que son expérience résultait de décalages de phases, Nimtz fit passer en 1993 des informations authentiques, à savoir la symphonie Jupiter de Mozart, à travers une montagne. Les informations n’en ressortirent que fragmentées et dans le désordre, parce que plusieurs s’étaient perdues en chemin, mais la symphonie restait reconnaissable. Et surtout, elle arriva au même moment qu’elle était partie ! Vous avez bien lu : ni à la vitesse de la lumière ni à son quadruple, mais au moment même où elle avait été envoyée. Dans le tunnel, le temps n’existe plus. En 1962, sur la base de calculs de mécanique quantique, le physicien Thomas Hartman avait déjà prédit cette suspension du temps dans le tunnel, mais personne n’avait songé à en tirer les conséquences. En 1993, on imagina immédiatement que Nimtz allait pouvoir réaliser le rêve de tous les théoriciens de la relativité : à une vitesse supérieure à celle de lumière, le temps s’inverserait, la cause et l’effet seraient interchangeables. Le résultat de la loterie serait connu avant le tirage, le coup de pistolet atteindrait son but avant que la gâchette n’ait été enfoncée. Heine — et Gautier, sans doute — se seraient précipités sur pareille idée ! Mais la chose n’est pas si simple. Dans ses expériences de tunnel, Nimtz n’a prouvé que la simultanéité, mais pas l’inversion de la cause et de l’effet.

À l’époque où Günter Nimtz menait ses expériences à Cologne, soit en 1993, Roland Moser interrompit le travail à l’opéra Avatar pendant sept ans. Dans l’intervalle, il composa plusieurs autres œuvres traitant parfois du romantisme. D’une façon générale, on peut dire que Moser a consacré une bonne part de son œuvre à cette époque et à ses plus illustres représentants.

En physique, ces sept dernières années ont été le théâtre d’une violente dispute. Des têtes brûlées voient dans les expériences de Nimtz la preuve qu’Einstein s’est trompé et que la théorie de la relativité ne vaut rien ; on a même vu resurgir des rancœurs antisémites. Nimtz voudrait limiter sa découverte à ce qu’elle est, c’est-à-dire la singularité — frappante, il est vrai — de la suspension du temps à l’intérieur du tunnel. D’autres vont cependant plus loin et affirment que Nimtz a découvert beaucoup plus que ce qu’il prétend, c’est-à-dire non seulement la simultanéité, mais aussi, après des années de relativité, le support de cette simultanéité, le vent de l’éther et sa dimension absolue. Et du fait que les trois plus grands physiciens et mathématiciens, vers 1905 — Max Planck, Henri Poincaré et surtout Hendrik Antoon Lorentz — ont admis la théorie de la relativité et admiré Einstein, mais n’ont jamais renoncé à l’idée de l’éther, ou alors à contrecœur, dans le cas de Planck, ils concluent que ceux-ci avaient de bonnes raisons de se méfier, mais manquaient en fin de compte de preuves contre la théorie de la relativité d’Einstein.

Quoi qu’il en soit, « aucun physicien sérieux ne croît à l’éther et n’en a besoin pour décrire notre monde physique. Il y aura toujours des esprits pour le souhaiter... pour la transmigration des âmes ? Einstein a toujours eu des adversaires, bien que la théorie de la relativité reste valable dans les domaines habituels, sauf quand elle entre en conflit avec la mécanique quantique, comme dans le cas de l’effet tunnel. Mais là, il ne faut point espérer de secours de l’éther. » (Courriel de Günther Nimtz à l’auteur.)

À part la déclaration de Günther Nimtz, que l’opéra de Roland Moser serve d’avertissement aux ésotéristes de tous bords qui voudraient ressusciter les vents de l’éther et les corps éthérés : la simultanéité ne résout en rien les problèmes, bien au contraire !


Catalogue Roland Moser: http://www.musicedition.ch/composers/37d.htm