LA « TROMBONIADE » DE SÁNDOR VERESS
Un concerto pour deux trombones et orchestre ?
PAR ANDREAS TRAUB

La Tromboniade est la dernière œuvre achevée de Sándor Veress. Conçue en 1989-1990, elle a été créée le 14 mars 1991 à Berne par ses commanditaires et dédicataires, Pia Bucher et Branimir Slokar, accompagnés par l’Orchestre symphonique de Berne (dir. Zdenek Kosler). La partition imprimée est parue dix ans après la première audition.

Vu la rubrique sous laquelle paraît cet article, on peut se demander s’il s’agit d’une œuvre de l’histoire de la musique hongroise ou suisse, voire cosmopolite. Commençons par remarquer que l’histoire de la musique hongroise du XXe siècle s’est déroulée essentiellement en exil, comme l’a souligné récemment Jürgen Maehder — qu’on pense à Mátyás Seiber et à György Ligeti ! Le cas de Veress est un peu plus compliqué, car sa carrière est jalonnée de pertes et de fuites : la Transylvanie pendant la Première Guerre mondiale, puis la Moldavie, la fin de la civilisation rurale hongroise, enfin la Hongrie elle-même (1949). Les retraites ne s’arrêtent cependant pas là. Après l’échec de quelques tentatives de franchir le saut d’un recommencement volontaire dans un nouvel environnement, l’exil intérieur s’ajoute à l’émigration forcée — même si Veress se jugeait plus isolé qu’il ne l’était réellement ou qu’il aurait pu l’être. Était-il pour autant « compositeur suisse » ? Probablement pas. Veress a toujours reconnu que Berne lui avait fait cadeau « d’une liberté personnelle digne de l’homme et de la possibilité de développer son art », mais c’était toujours son art, issu de son histoire individuelle, avec toutes ses pertes et ses souvenirs. Bâle et Berne sont le prétexte contingent de la découverte de l’art de Paul Klee, qui est l’expérience artistique décisive de Veress après 1950, mais elles n’en disent pas la nécessité intérieure. Tel est l’arrière-plan des compositions de Veress, notamment de l’œuvre tardif, à partir de 1977.

COUP D’ŒIL EN ARRIÈRE

En 1986, Veress avait mis fin à sa production de compositeur avec Orbis tonorum. Dans cette œuvre, la trajectoire qui mène des Tempi passati à la question des Tempi da venire…? et met en doute d’autres possibilités de l’existence humaine, ainsi que la mise en perspective de ses méthodes de composition et la citation du Premier Quatuor à cordes de 1931 ne laissent aucun doute sur le fait qu’il signe ici son dernier ouvrage. Il y a encore les préparatifs de son 80e anniversaire et l’éclatement fatal de la maladie qui provoquera sa mort. Pourquoi se remettre à l’ouvrage, dans ces conditions ? La seule commande et la démonstration éloquente de l’expressivité du trombone, lors d’une visite de Bucher et Slokar — à qui Veress atteste ensuite par téléphone « Je sais maintenant ce que j’ai à faire » —, ne suffisent pas comme motif. Il faut sans doute chercher plus loin et prendre en compte des œuvres comme la Deuxième Symphonie (Sinfonia Minneapolitana, 1952) et le Concerto pour quatuor à cordes et orchestre (1960-1961).

Ce regard en arrière n’est pas illégitime. Veress parlait occasionnellement de son désir de « récrire » des morceaux, non pas — fallait-il comprendre — pour effacer l’œuvre existante, mais pour vérifier l’état de la composition dans une perspective désormais modifiée. Il en résulterait du « neuf » et non pas une « nouvelle version », contrairement par exemple à ce qui se passe chez Bruckner, où l’on postule l’identité de l’œuvre : la Troisième reste la symphonie qu’elle est, bien qu’elle présente en 1888-1889 une allure très différente de ce qu’elle était en 1873 (et sans qu’une version n’efface l’autre, bien entendu).

Ici, deux situations sont convoquées, avant tout. La plus proche est celle d’Orbis tonorum : la « petite mélodie simple » (Veress) de Tempi passati est évoquée à la fin de Tempi da venire…? (à écart de triton), avant que les doux roulements du tambour ne mènent à l’imperceptibilité. Est-ce là la fin définitive, ou y a-t-il encore une possibilité de faire « quand même » de la musique, c’est-à-dire de développer une mélodie ? Le problème de l’allegro de sonate, que Veress résout en aménageant une forme en arche particulière dans la Deuxième Symphonie, remonte un peu plus haut : le bref premier thème est suivi d’un deuxième thème plus ample, qui forme une section médiane marquée de contrepoint, puis d’une variante du deuxième thème, après quoi le premier thème se développe dans un cycle lent de variations. Ce moyen pourrait être utilisé pour réaliser un développement « symphonico-variatif » de la mélodie de Tempi passati. En ce qui concerne l’exorde, Veress exploite visiblement l’expérience faite dans le premier mouvement du Concerto pour quatuor à cordes, soit de déterminer la forme à l’aide de vastes cadences écrites.

Une fois reconnue cette constellation de situations, on identifie rapidement des détails. Il s’agit avant tout de la mélodie des Tempi passati et de sa reprise variée, au point culminant de la section à variations de la Tromboniade (exemple 1). On pourra aussi reconnaître une certaine similitude entre le motif de six notes qui domine la première partie rapide de la Tromboniade, et le grand thème de la Deuxième Symphonie (exemple 2). Quand, dans la douce fin de la Tromboniade, les six notes reparaissent, partagées entre la harpe, le vibraphone, l’alto et le célesta, on est renvoyé au premier mouvement du Concerto pour quatuor à cordes, à la fin duquel la série fondamentale résonne au xylophone (seules les trois dernières notes sont détachées comme motif, conformément à la logique du mouvement).

DÉVELOPPEMENT SYMPHONIQUE D’UNE QUESTION

Outre ces détails et d’autres qu’il faudra aborder, un résultat se dessine déjà : la Tromboniade n’est pas — ou pas seulement — le concerto pour deux trombones et orchestre qu’elle prétend être (Veress remarquait ironiquement qu’il avait peut-être créé là un nouveau genre), elle est le développement symphonique de la question qui conclut Orbis tonorum, ce qui a des conséquences immédiates sur l’interprétation. Si la dimension symphonique figure au premier plan, en effet, le son des trombones doit se fondre et se subordonner à l’ensemble, là où la partition l’exige ; dans ces passages, il est tout simplement faux de vouloir l’y faire sonner en solo.

La Tromboniade compte 212 mesures (le premier mouvement de la Deuxième Symphonie en fait 275) articulées comme suit :

Allegro aggressivo 1 Introduction
2-49/50 1er thème
50-101/102 2e thème
102-117/118 Partie de percussion, quasi cadenza
118-127 Conclusion
Cadenza jusqu’à 141 (entrée des violons : 137/138)
Andante tenero 142-148/149 Soli
149-155 Tutti
156-170 Soli
170-197/198, resp. -200 Tutti
198-206 Soli
206/207-211 Conclusion

À titre de comparaison, voici le découpage du premier mouvement de la Deuxième Symphonie :

Pesante 1-18/19 Introduction
Allegro 19-33/34 1er thème
33-51 Transition
52-67/68 2e thème
68-100 Partie médiane
101-140 2e thème
Andante 141-190/191 Introduction
191-197 1er thème
198-215 Interlude
216-222 1er thème (varié)
223-228 1er thème (varié)
229-269 « Acmé » (concentration des événements)
270-275 Conclusion

L’application à la musique de Veress d’une terminologie inspirée par Erwin Ratz n’est pas fausse et a au moins valeur heuristique. Dans la Tromboniade, les 1er et 2e thèmes ne sont pas suivis par une partie médiane (développement), comme dans la Deuxième Symphonie, mais par une sorte de cadence confiée non aux solistes, mais à la percussion. La première « cadence d’orchestre » de Veress date du Concerto de violon (1939) ; dans le Concerto pour quatuor à cordes, les cadences acquièrent la fonction de déterminer la forme, comme dans la Tromboniade. Il s’agit en fait de raccourcir la forme : la cadence rompt la continuité du mouvement, la brève conclusion fait l’effet d’une citation. Il suffit ici d’esquisser les contours d’un allegro de sonate symphonique, puisqu’il ne s’agit manifestement que d’un problème de composition, ce qui permet de laisser les enjolivures superflues de côté.

L’examen du 1er thème fait apparaître le problème du genre. L’énoncé des trombones passe certes au premier plan, mais il est évident que ce n’est pas le thème. En revanche, si l’on transforme en tenues les silences entre les notes supérieures des accords frappés de l’accompagnement d’orchestre, on obtient une mélodie qui peut parfaitement être considérée comme une variante de celle des Tempi passati (comparer exemple 3 et exemple 1). Cette mélodie est en trois parties ; les deux premières s’enchaînent, la troisième est détachée, séparée qu’elle est des deux premières par la montée frappante de triton mi2-fa dièse2-sol dièse2-la dièse2 (mes. 22, allargando molto). On peut y voir une anticipation de la conclusion, avec la montée de fa2 à mi3. Ce matériau mélodique manifeste bien le caractère de l’écriture : l’orchestre est un tout qui englobe les solistes ; nous avons affaire à de la musique symphonique.

La mélodie se distingue de celle de Tempi passati en ce que la quatrième note est le triton et non la quinte. Il faut dire d’une part que le remplacement de la quarte ou de la quinte par le triton est une constante de l’écriture de Veress, qui se rattache par là à une tradition bien établie ; d’autre part, la séquence la1-mi bémol2-si bémol1 correspond aux notes 4-6 du groupe de six notes des trombones, les notes si1-do2 figurant en deuxième et troisième position dans les deux cas. Le groupe « infrathématique » de six notes est donc une forme de la mélodie réduite à une impulsion motrice. Les éléments réunis dans le 1er thème de la Deuxième Symphonie, soient l’impulsion motrice et le profil thématique, se trouvent dissociés ici dans deux couches séparées de l’écriture.

Le 2e thème commence à la mes. 50, où est atteinte la note centrale La*, qui reste ensuite tenue comme pédale à la contrebasse (corde vide) jusqu’à la mes. 67. Aux mes. 52-54 résonne alors le 2e thème, qui monte dans les bois, du basson à la flûte et au hautbois. Il commence par Fa-Sol-La bémol, comme une variante de la mélodie fondamentale, à l’échelon de la tierce majeure ; après le Sol bémol apparaît la sixte mineure ré bémol, pendant du triton du 1er thème. Mais c’est aussi un reflet du 1er thème du deuxième (!) mouvement de la Deuxième Symphonie (exemple 4). Deux choses sont décisives, ici : 1° Veress rappelle ce mouvement, de forme nettement plus simple, et marqué par un rythme typique de tempo giusto ; 2° il rompt justement ce rythme par les silences des mes. 53-54, ce qui empêche la mise en place d’un mouvement continu. Cette partie « trouée » du thème reparaît encore aux trombones vers la fin du 2e thème, suivie immédiatement de la figure conclusive des timbales, Sol-ré bémol-La bémol (mes. 89-91). Ni le 1er ni le 2e thème de la Tromboniade ne sont donc des thèmes à proprement parler ; il surgit simplement des éléments qui doivent être reliés dans le souvenir.

Qualifier la mes. 1 d’introduction paraît fortement exagéré, mais éclaircit un moment l’ordonnance du matériau. Le xylophone joue fa-do-sol bémol1, les timbales mi-Si-Fa ; en combinant ces notes avec les trois dernières du passage de trombone qui suit, la-mi bémol1-si bémol, on obtient une série de quintes et tritons partant de la note centrale La: La-mi bémol-si bémol-mi-si-fa-do-sol bémol(-do dièse-sol-ré-sol dièse), dont la dernière note est le point de départ des trombones. Une série analogue de quintes et tritons se trouve dans l’introduction de la Deuxième Symphonie, où elle constitue une véritable section de 18 mesures, alors que la série de la Tromboniade n’est que l’ébauche d’une forme ; mais sa fonction est indiscutable.

UN PHÉNOMÈNE MUSICAL FONDAMENTAL

À la fin du 1er thème, un accord de neuf notes s’édifie sur le Fa tenu à partir de la mes. 39 : Fa-mi bémol-si-mi1-fa dièse1-do dièse2-sol2-do3-la bémol3. Une « fanfare » des cors et des trompettes sur ré1-si bémol1-la2 complète la dodécaphonie et énonce ensuite le saut de triton la2-mi bémol2 (mes. 44-46, exemple 5). Suit un glissando qui balaie tout l’espace jusqu’au La grave, base du 2e thème (mes. 46-49/50). La « fanfare » est à rapprocher d’un geste nettement plus ample des trombones vers la fin du 2e groupe, avant la partie « trouée » du 2e thème (mes. 81/82-88). Ce geste commence par do bémol1-si bémol1, soit un demi-ton plus haut que la « fanfare », et continue par la tierce mineure ré bémol2 et une descente de triton à sol. On touche ici un centre encore plus profond de la musique de Veress, mais qui ne peut être évoqué que sous forme d’hypothèse. Pour pouvoir les comparer, Bartók avait repris d’Ilmari Krohn l’habitude de noter toutes les mélodies populaires de façon à ce qu’elles se terminent sur la note sol. Il n’est donc pas interdit d’imaginer que pour Veress, sol était devenu le centre par excellence de toute musique. Il faudrait vérifier maintenant cette hypothèse en examinant de près toutes les notices musicales de Veress. Le geste des trombones explique du moins le passage de la cadence, entre le mouvement rapide et le mouvement lent, où les solistes sont confinés dans le triton fa-si, tandis que résonne quasi au loin un appel de tierce sol3-mi3, aux accents enfantins, joué par les crotales (cymbales antiques), que Veress exige expressément. On pressent que l’on accède ici à un « phénomène fondamental » de la musique. Ce passage a son pendant dans Orbis tonorum : dans le mouvement Verticale e orizzontale, un glissando descendant de harpe ramène de la section médiane, de caractère mélodique, au mouvement rapide, quasi amorphe, des sections qui l’encadrent ; et c’est à ce moment précis, qui est lui aussi une sorte de « situation fondamentale », que résonne au basson le même appel de tierce (Sol-Mi). Le registre extrême (aigu dans un cas, grave dans l’autre) traduit le lointain d’où vient ce « chant ».

L’appel de tierce des crotales a pour fonction formelle d’amener le mouvement lent. Dans la Deuxième Symphonie, ce passage s’opère par un retour développé à l’introduction (mes. 157-178) — opulence symphonique dans un cas, économie extrême dans l’autre. Le glissando des trombones qui suit (Mi-Fa dièse) instaure la distance, et l’Andante commence dès le la1 des violons (mes. 137/138). La première partie comprend trois arcs mélodiques : mes. 137/138-142 (violon I), mes. 142-145 et mes. 146-149 (trombone I). Le premier commence par la1-do dièse2-si1, le deuxième comme un renversement fa1-ré bémol1(-mi bémol1-fa bémol1)-sol, le troisième comme par un élargissement de la tierce majeure en triton et du ton entier en tierce majeure (la1-mi bémol1-ré bémol1). L’écart de tierce majeure des notes initiales correspond à la situation au début du 2e thème. Au début du tutti (mes. 170-197/198) qui correspond formellement à cette première partie résonnent deux arcs mélodiques, dont le premier (mes. 170-174) correspond presque exactement aux mes. 142-145. Le second (mes. 175-179), débutant par la2, est la variante centrale de la mélodie de Tempi passati, à partir duquel se déploie le sommet symphonique de toute l’œuvre. Ici aussi, les notes initiales sont à écart de tierce majeure, et rétrospectivement, on reconnaît dans la mélodie des mes. 142-145 (la bémol-si bémol-do bémol1-mi bémol1) et dans son articulation le début de Tempi passati décalé d’un demi-ton. En même temps, on peut faire le pont, à partir de la quatrième note, mi bémol1, avec le contour mélodique du début du mouvement rapide (la2-si2-do3-mi bémol3).

On remarquera en passant que chaque premier arc mélodique des deux volets a une structure sérielle. Dans les mes. 137/138-142, la seule « fausse » note est le sol bémol1 (quatrième avant la fin) ; de même, les notes mi1-do1, qui concluent la mélodie en renversement du début, dépassent la fin de la série ; quant aux mes. 170-174, elles présentent une série dodécaphonique complète (exemple 6). Que faut-il penser de ce constat, même provisoirement, faute d’une étude plus poussée des esquisses ? Les séries ont certes des éléments communs (identité des positions 2 et 4, échange des positions 1 et 10, forme des positions 6 et 12 ainsi que 12 et 9, qui sont les quintes supérieure et inférieure à partir du La central), mais ne peuvent manifestement pas dériver l’une de l’autre. Mentionner si tard et comme en passant les séries — ou faut-il dire figures de douze notes ? — semble être une méconnaissance des priorités compositionnelles, d’autant plus que ces figures marquent des étapes importantes du déroulement formel. Il faut pourtant savoir que si la technique sérielle jouait un rôle pour Veress après qu’il eut quitté la Hongrie en 1949 — celui de proposer des « repères dans le vaste horizon européen » —, ce rôle n’était ni unique ni prépondérant. Autrement dit, Veress s’inspirait du sérialisme, mais sans renier sa propre écriture. Dans l’œuvre tardif, qui commence avec les Glasklängespiel (1977/1978), les séries ont leur importance, mais sans s’imposer, et le jeu sériel brillant du Capriccio delizioso, dans Orbis tonorum, accentue la distance. Comme le montre Verticale e orizzontale, dans la même œuvre, Veress opérait surtout avec des groupes de notes « infrasériels » et subordonnés à la mélodie, qui reste la première instance musicale. Le germe de la mélodie est ici l’appel de tierce mineure qui résonne aux crotales. La tension entre ce motif et la mélodie déployée de Tempi passati est au fond le principe directeur de la Tromboniade ; les séries, je le répète, sont secondaires. La distance intérieure par rapport à la série peut même être constatée à propos de la mélodie de Tempi passati, quoiqu’il existe dans son cas des esquisses sérielles. Disons schématiquement que la mélodie s’inspire de la série (reihenorientiert), mais n’en découle pas (reihengeneriert).

On a retrouvé deux esquisses de la mélodie « molto espressivo » qui commence à la mes. 183 par un Ré bémol grave ; elles portent l’inscription « Golden Gate » (voir illustration). Si l’on va jusqu’au ré bémol2 de la mes. 190, cette mélodie se révèle être l’enchaînement de deux séries de douze notes: 1° Ré bémol-do-la-ré-sol dièse-mi-sol bémol-fa-mi bémol-do bémol-si bémol-sol, 2° do-fa dièse-sol-la-si bémol-ré-si-mi-la bémol-fa-mi bémol-Ré bémol (à si bémol-ré-si, la mélodie passe aux violons et aux vents aigus). On notera la structuration identique des notes 1-3 et 10-12 de la première série (demi-ton—tierce mineure) et le mouvement contraire des notes 1-3 de la première série et 10-12 de la seconde à partir du Ré bémol central. Si l’on examine la mélodie antérieure (la variante de Tempi passati), elle s’avère construite sur onze notes (La-si-do-mi-ré dièse-do dièse-mi dièse-fa double dièse-sol dièse-ré-do-si bémol-do-mi-si-mi bémol-fa-sol-La) ; la mélodie qui suit (mes. 191-200) est bâtie sur dix notes (La-fa dièse-do-sol-fa dièse-fa-si-la dièse-sol-fa dièse-la-sol dièse-la dièse-mi dièse-ré-si-do dièse-La). Nous avons donc affaire à trois arcs structurels, La — La, Ré bémol — Ré bémol, La — La, à écart de tierce majeure. Ils ont la même fin par tons entiers (fa-mi bémol-Ré bémol / fa-sol-La / si-do dièse-La) ; le motif final mi bémol2-fa2-sol2-la2 (mes. 181-182) peut être comparé à la montée « articulatoire » mi2-fa dièse2-sol dièse2-la2 (mes. 22), tandis que la fin si2-do dièse3-la2 (mes. 199-200) se réfère directement au début la1-do dièse2-si1 (mes. 137-139). Il est hors de doute que ce passage concentre en lui un grand nombre des facteurs structurels de l’œuvre, sinon tous. Mais qu’indique le titre « Golden Gate » ? On pense d’abord à San Francisco et à son pont en trois parties — association d’idées qui n’est pas dénuée de fondement, quand on connaît l’importance de la forme en arche pour Veress. Peut-être faut-il cependant tenir compte aussi de la parenté spirituelle avec Orbis tonorum et de la situation biographique de l’auteur. Le fait que l’inscription figure au-dessus de la mélodie ascendante qui commence au Ré bémol pourrait alors permettre une interprétation métaphorique, dans le contexte de la double relation de toute l’œuvre avec Tempi passati et Tempi da venire…?. Espérons que d’autres notices viendront éclairer le sens de cette inscription.

Les mes. 149-170 forment la partie médiane du mouvement lent et ont leur mélodie propre, conçue manifestement à deux voix. La formule initiale des violons (mes. 149-150) est sol dièse2-ré dièse2-do dièse2-sol1-ré2, combinée avec son renversement exact, si bémol-mi bémol1-fa1-si1-mi1. Elle renvoie à la série de quintes et tritons de l’introduction et partage avec la figure « infrathématique » de trombone de l’Allegro aggressivo la même fin en triton et quarte (ou quinte). Cette relation devient de plus en plus manifeste à partir de la mes. 159 : à la mes. 166, le trombone I joue la bémol1-fa1-mi1-sol1-do dièse1-fa dièse1, soit le renversement exact de la figure initiale de la mes. 2, suivi de sa transposition d’un triton (ré1-si-la dièse-do dièse1-sol-do1). Un autre cercle se referme. Dans l’Andante tenero, les éléments qui étaient répartis entre l’orchestre et les solistes dans le groupe du 1er thème de l’Allegro aggressivo sont divisés entre la partie médiane et les volets qui l’encadrent pour y déployer tout leur potentiel mélodique. Il est donc parfaitement logique que la figure initiale (mes. 2), renversée et étirée, constitue les mesures finales de l’œuvre.

PERTE ET SOUVENIR

Qu’est-ce que la Tromboniade ? La réponse n’est pas simple et ne peut être déduite de la page de titre de la partition. C’est une œuvre qui regarde « au-delà d’elle-même », comme le montre le coup d’œil jeté sur Orbis tonorum. Elle est une étude de problèmes compositionnels restés longtemps sans solution, comme le montre l’étude de la Deuxième Symphonie. Tout ce qui entre dans sa conception subit une réduction qui l’expose aux malentendus si l’on y entre à froid : on croit avoir affaire à un concerto de trombones, alors qu’il s’agit d’une pièce symphonique dérivée d’une mélodie. Contrairement aux apparences, c’est une œuvre difficile, et il faut un peu de patience pour y entrer et découvrir les immensités qu’elle recèle. Pour conclure, rappelons un indice apparemment fort éloigné : « Chez nous, tout était mélodie », a dit Veress quelque part — et dans ce « chez nous », la perte et le souvenir se conjuguent d’une façon presque impossible à démêler. Qui est ce « nous », et quand les choses « étaient-elles » ainsi ? Ces questions restent ouvertes — peut-être n’ont-elles pas de réponse. Mais ce que Veress voulait dire par sa remarque est exprimé une dernière fois dans la Tromboniade. C’est tout ce qu’il faut y entendre.

 

Bibliographie

Andreas Traub (dir.), Sándor Veress — Festschrift zum 80.Geburtstag, Berlin 1986.

Andreas Traub (dir.), Sándor Veress — Aufsätze, Vorträge, Briefe, Hofheim 1998.

Andreas Traub, «Sándor Veress — Zur Biographie. Zur Sinfonia Minneapolitana », Stefan Fricke (dir.), Zwischen Volks- und Kunstmusik — Aspekte der ungarischen Musik, Sarrebruck 1999.

Andreas Traub, Zeitschichten — Zum Orbis tonorum (1986) von Sándor Veress (fragmen 28), Sarrebruck 1999.

Thomas Gerlich, Michael Kunkel, «‹Tempi passati› or ‹Tempi da venire…?› : Seeking Melody in the Music of Sándor Veress and György Kurtág », Studia Musicologica Academiae Scientiarum Hungaricae 43, 2002, p. 421-438.

Bodo Bischoff, Thomas Gerlich, Andreas Traub, Sándor Veress: Das Glasklängespiel, Chorlieder nach Gedichten von Hermann Hesse, en préparation.