LIBERTE ET BONHEUR D'UN LANGAGE A SOI

PAR MICHAEL EIDENBENZ

Le compositeur Meinrad Schütter

Sa première composition est le fruit d’une bravade. Pour dompter son caractère fougueux, la direction de l’école et ses parents avaient envoyé le jeune homme suivre trois jours d’exercices spirituels proposés par des prêtres itinérants à Zizers, dans les Grisons. La nourriture était gratuite, le silence imposé. Il fallait aussi subir d’interminables homélies, naturellement, qui parlaient surtout du Diable. À un moment donné, l’aspirant instituteur, ne supportant plus le niveau médiocre de la prestation, se retira dans sa chambre et commença de mettre en musique un poème de Gottfried Keller. Ce lied n’a pas été repris dans son catalogue, mais c’était le premier coup d’essai dans un genre qui allait l’occuper toute sa vie. Et quelle vie ! Cette première esquisse doit dater des années 1920 ; aujourd’hui, Meinrad Schütter a 93 ans, vit en excellente santé à Küsnacht, sur le lac de Zurich, et peut s’enorgueillir d’une production qui couvre un large éventail, de l’opéra au lied avec accompagnement de piano, de petite formation ou d’orchestre, en passant par les pièces symphoniques, la musique de chambre, les concertos, les morceaux pour instrument seul, pour piano et orgue, ou pour chœur (notamment pour les chœurs d’hommes) – et la fin n’est sans doute pas pour demain. C’est une œuvre qui a grandi dans le calme, qui n’a suscité longtemps l’intérêt que d’admirateurs peu nombreux, mais fervents, et qui apparaît cependant de plus en plus dans les programmes de concert, depuis quelque temps, que ce soit en Suisse ou à l’étranger. Découvrir Meinrad Schütter, c’est aller à la rencontre du siècle passé et faire la connaissance d’un homme dont le caractère entier, l’ouverture et la curiosité d’esprit, l’intégrité artistique et la profonde sincérité inspirent le respect.

ÉCOUTER DERRIÈRE LES PORTES

Une longue vie implique une longue biographie, une vaste production se fonde sur des racines tenaces. Les curés, les églises du plus ancien évêché de Suisse, la musique d’orgue et les innombrables messes ; les classes de l’école épiscopale tenues par des sœurs ; le catholicisme d’une région qui a connu les guerres de religion depuis la guerre de Trente Ans, c’est-à-dire depuis l’époque où les Grisons et la Valteline étaient sur le chemin très disputé reliant Vienne à Madrid et où l’histoire universelle s’écrivait dans les montagnes grisonnes (période qui a fasciné Meinrad Schütter dès sa scolarité) ; l’insertion dans un système scolaire religieux qui encourageait les talents musicaux des écoliers, mais les revendiquait ; les frictions provoquées par l’obstination du jeune Schütter ; enfin l’ouverture de son esprit grâce à la poésie progressiste et la musique moderne : toutes ces expériences précoces vous marquent. Votre vie entière.

Antoine Cherbuliez, qui enseignait alors à Coire, avait reconnu très tôt le don de Schütter, lui avait donné des cours particuliers et l’avait aussi recommandé pour des études professionnelles. La séparation d’avec ce maître ne fut pas sans douleur, mais Zurich lui offrait désormais des expériences musicales tentantes. Schütter avait déjà fait souvent le voyage de Zurich, quand l’orchestre de la Tonhalle donnait du Schoeck, du Honegger ou du Hindemith. Après le concert, il reprenait le dernier express de Vienne, descendait à Sargans, et faisait le reste du chemin jusqu’à Coire à bicyclette. « Ma période héroïqe », dit-il aujourd’hui.

Vinrent les études au Conservatoire de Zurich. Peu avant l’examen final, le père de Schütter mourut, son affaire fit faillite, un petit héritage dans le Vorarlberg dut être vendu à perte à cause de la détérioration du climat politique, bref, la situation financière obligea le jeune musicien à arrêter ses études. Restaient des dettes d’écolage, que le directeur du conservatoire, Carl Vogler, se fit payer en nature, par la cession d’un tapis de Perse (!). Resta aussi le sentiment de n’avoir pas appris le métier à fond et, sans doute, de s’être vu interdire le contact avec les cercles musicaux qui donnaient le ton. Un souvenir illustre cet état d’esprit : Schütter se rend à Bâle, écoute derrière la porte – car l’argent lui manque pour acheter un billet – la première audition de Jeanne d’Arc au bûcher d’Arthur Honegger et voit enfin, par la porte entrouverte, messieurs Honegger, Claudel et Paul Sacher saluer le public. Toute sa vie, il compensera son manque de formation par des études intenses, en autodidacte, affichant une soif de savoir qui l’incite à rechercher la proximité des grands modèles. À 40 ans, il profite de la présence de Paul Hindemith à Zurich pour suivre enfin un enseignement systématique et complet de quatre ans ; lui qui avait déjà commencé à expérimenter avec le système dodécaphonique est soulagé de constater que l’apôtre prétendument incontesté du néoclassicisme est parfaitement ouvert aux méthodes de la seconde École de Vienne. En 1939, il espère combler le fossé qui le sépare de la corporation musicale en demandant son admission à l’Association des musiciens suisses (aujourd’hui Association suisse des musiciens) ; le président de l’AMS est hélas justement le directeur de conservatoire Carl Vogler, dont les opinions artistiques et philosophiques sont diamétralement opposées à celles de Schütter ; sa réponse laisse peu d’espoir au candidat : « Cher Monsieur, le comité de l’Association des musiciens suisses a fortement durci récemment ses conditions d’admission. À part les critères musicaux auxquels vous devez satisfaire, d’autres facteurs sont aussi pris en compte, comme vos études au Conservatoire de Zurich et surtout votre départ d’icelui. Je vous fais envoyer les formules de candidature par le secrétariat, mais je vous avoue très franchement que je m’opposerai à votre admission tant que les prétentions financières du Conservatoire de Zurich n’auront pas été satisfaites jusqu’à la dernière [...] ». La réponse de Schütter a été perdue, mais la réplique de Vogler révèle l’issue du débat : « [...] je vous remercie de votre aimable lettre (non datée !). Il nous importe beaucoup d’avoir reçu de vous-même la preuve que nous avons bien fait de ne pas vous admettre dans notre société, car la civilité est aussi une qualité dont les musiciens ne sauraient guère se passer [...] » Voilà comme l’association des compositeurs professionnels traitait autrefois la relève.

COMPOSER DANS LA NEIGE QUI FRACASSE

La première lettre de Vogler atteignit Schütter à Rome, la seconde portait l’adresse « en campagne » – deux lieux qui allaient marquer la production du compositeur. Schütter avait pu gagner Rome pour une brève année, juste avant la guerre, grâce à une petite bourse et l’amitié de quelques artistes. Parmi ces dernières figurait la chanteuse roumaine Constanta Brancovici, dont l’influence explique les accents balkaniques qui surgissent parfois chez Schütter aux moments les plus inattendus. Rome élargit son horizon. Schütter y découvre la théorie de la forme de Luigi Dallapiccola et entame des œuvres importantes, notamment une grande Messe pour soli, chœur et orgue. La détérioration du climat politique, l’invasion mussolinienne de l’Albanie le jour de Vendredi saint 1939, l’indécision du pape Pie XII, dont Schütter avait assisté à l’élection et au couronnement, tout cela incite le compositeur à affronter une nouvelle fois ses racines catholiques en mettant en musique le texte vénérable et familier de la messe, qui lui paraît « un livret commode ». Le contact avec des personnes persécutées pour leur foi l’éperonne, la réalisation « qu’une Église ne peut résister à cette pression qu’en revenant au christianisme originel » lui inspire une partition où le grégorien symbolise le retour aux sources et se pare d’une expressivité débordante. C’est aussi une possibilité acceptable de mettre le « Credo » en musique – la religion a toujours été le cadre naturel de Meinrad Schütter, dès sa plus tendre enfance. Elle a certes été le prétexte de confrontations et de critiques violentes, mais celles-ci n’ont jamais débouché sur une crise de foi existentielle. L’expérience religieuse coïncide avec l’expérience artistique : « La musique est divine, apollinienne, elle porte en elle-même les valeurs des Lumières et reste attachée à toutes les religions tant que celles-ci ne deviennent pas unidimensionnelles… Ma sensualité baroque, excessive, ma défense de l’Église, c’est la volonté de survivre, comme au théâtre… Être religieux, c’est être relié. Personne ne peut se passer de liens. Il y a une question justifiée : l’art peut-il exister sans étonnement ? L’étonnement devant l’infinitude du temps et de l’espace demeure, et c’est pour cela que nous restons religieux. » Après un nombre respectable de lieder et quelques œuvres instrumentales, la Messe est le projet le plus ambitieux de Schütter, à cette date ; mais au milieu de l’ouvrage, le compositeur doute de pouvoir terminer. La Messe n’est achevée qu’après la guerre, et la première audition complète – et bouleversante, à en croire les témoins – n’aura lieu qu’en 1981 (Kammerchor Chur, direction Lucius Juon).

La guerre ramène Meinrad Schütter en Suisse. Soldat auxiliaire, il doit servir, tout en cherchant à continuer de composer tant bien que mal. De son poste de défense anti-aérienne du Prättigau, il suit une sorte de cours à distance avec le compositeur Willy Burkhard, qui se remet d’une maladie à Davos. Les ébauches de composition et les corrections circulent par poste de campagne. Par la suite, le soldat est transféré au col du San Bernardino, à 2 000 m d’altitude. Là-haut – parfois dans des « tempêtes de neige fracassantes » (Schütter), souvent dans une grande solitude, lors de la garde des week-ends, à laquelle le célibataire est astreint fréquemment –, une autre grande œuvre prend forme : Medea, opéra sur un livret compilé par le compositeur à partir de textes de Grillparzer, Euripide, Anouilh et Apollonios de Rhodes. Le paysage rude, rocailleux et sobre du San Bernardino lui aurait inspiré ce sujet archaïque, dit Schütter aujourd’hui. Le spectacle des montagnes lui était d’ailleurs familier depuis longtemps, lui qui avait grandi au pied des falaises abruptes du Montalin et de la Calanda. Leurs structures rythmées, leurs couleurs et leur linéarité tranchée sont étroitement liées à sa musique, depuis toujours. Vient s’y ajouter le mythe de la grande héroïne tragique, qu’il considère comme « une personnalité dédoublée », sans respect pour la mythologie : « Il n’y a pas de retour au mythe, le mythe n’est plus défendable, parce qu’il a une dimension religieuse qu’on ne peut plus défendre aujourd’hui. Médée pose le problème de l’inaccessible, de l’humanité moderne. » Medea aussi n’a été achevé qu’après la guerre, mais n’a jamais été monté ; la partition est restée inédite.

 

L’INTENSITÉ DANS LA RETENUE

La guerre créa une césure extrêmement grave dans la carrière de maints compositeurs suisses. Plus qu’un Othmar Schoeck ou qu’un Erich Schmid, elle a surpris Meinrad Schütter au moment où son œuvre commençait timidement à être prise en considération. Si le président de l’AMS trouvait Schütter trop progressiste, Hermann Scherchen et Alexander Schaichet l’avaient découvert et joué (1939 voit la première audition de Fünf Varianten und Metamorphose par l’Orchestre de Chambre de Zurich, sous la direction de Schaichet ; dix ans après, l’orchestre de Radio-Beromünster en donne une seconde version sous la direction de Scherchen, avec le Ricercare für Orchester), et Hans Rosbaud s’était montré élogieux et intéressé par les œuvres d’orchestre de Schütter. Mais on ne saurait parler d’accueil généralisé de la part du grand public. La musique de Schütter était et reste marginale ; elle est en marge – et non en opposition – des grands courants du temps, ainsi que des grandes salles de concert.

Tributaire d’une Weltanschauung lyrique, qui remonte peut-être à une conception poétique datant du XIXe siècle, elle manifeste à la première écoute une expressivité accessible, parfois très douce, qui semble contredire étrangement sa linéarité âpre. On peut y reconnaître des traces de l’influence de Willy Burkhard, mais il est possible aussi d’entendre un écho lointain de l’expressionnisme dans les lignes exubérantes et les changements souvent inattendus de nuance et de timbre. Quoi qu’il en soit, l’effet reste hautement original. Économie des notes, conscience subtile de la force expressive des accords, finesse de l’oreille, enchaînements étranges d’événements musicaux, selon des formes peu usitées – Schütter trouve très tôt un langage personnel dont la force semble émaner de la retenue. Le grand mouvement dynamique qui, dans de bonnes exécutions, déploie son effet captivant se révèle, à l’analyse, être constitué d’une addition de petites cellules ; la précision de l’atmosphère lyrique résulte en fait de l’interaction de particules ciselées, qui présentent souvent des frottements rugueux, des résistances et des arêtes anguleuses. Il s’en dégage une complexité particulière – une beauté peut-être comparable à l’impression que procure le spectacle de falaises. La musique de Meinrad Schütter a le mérite particulier d’être à la fois discrète et émouvante, tout en restant durablement « intéressante », au meilleur sens du terme.

Le paradoxe qui semble affecter les partitions se résout le plus facilement dans les lieder. Depuis « Dumonda » (1931), écrit sur un texte romanche de Gian Caduff pour sa future épouse, la cantatrice Claudia Mengelt, et qui est la première composition reconnue comme valable dans le catalogue des œuvres, les lieder de Schütter présentent cette souplesse naturelle du traitement de la langue et cette accompagnement tonal libre du piano qui caractériseront tout son œuvre chanté (exemple 1). Caractérisation immédiate de l’ambiance, touches fréquentes de pathos, mais qui se métamorphosent aussitôt en gestes précautionneux – Schütter ressemble ici peut-être à son modèle, Othmar Schoeck. Mais l’épigone n’a pas la suavité souvent écœurante de son aîné. Ses lieder se passent d’emblée des figures régulières dans l’accompagnement de piano, dont l’écriture est très éloignée des modèles romantiques ; même des traits manifestement programmatiques, comme dans l’accompagnement du récent Schmetterling (1997), d’après Nelly Sachs, restent fragmentaires et illustrent le texte à coup de changements abrupts, alors que le chant reprend le débit du texte parlé tout en l’élargissant sur le plan expressif (exemple 2). « Mettre en musique » au sens habituel – ce que Schütter nomme « courir après le texte » – n’a jamais été son affaire. La poésie sert plutôt à concentrer le matériau musical – commentaire et dialogue, transparence de la structure, mais aussi du sentiment : « Dans l’existence du compositeur, composer des lieder était à la fois un besoin et un facteur de survie. » (Ute Stoecklin) L’intensité de la sensualité sonore et l’expressivité épanouie ont leurs racines dans la réduction, l’ascèse et la concentration de la personnalité lyrique sur ce qui lui appartient en propre ; les lieder sont ce qui révèlent le plus immédiatement le caractère et la vie de Schütter.

Si les lieder couvrent toute sa vie, ils en fixent néanmoins des instants précis. Mais quelques œuvres instrumentales jouent aussi ce rôle de « journal », surtout du fait du besoin impérieux de Schütter de réviser perpétuellement ses œuvres. La Symphonie en un mouvement en fournit un bon exemple. Entamée lors du séjour à Rome, elle n’a été achevée qu’en 1999 ; elle regroupe donc des réminiscences et expériences de six décennies. Une mélodie roumaine rappelle Rome et la découverte de Constanta Brancovici, un autre thème est d’inspiration grégorienne et remonte à sa jeunesse marquée par l’Église ; mais c’est surtout la forme que Schütter donne à ce genre chargé d’emphase qui révèle l’originalité de sa pensée. « Le matériau du début ne reparaît malheureusement pas par la suite », dit aujourd’hui le compositeur en feuilletant la partition, comme si l’œuvre avait échappé à son contrôle et s’était émancipée. Après un instant de réflexion, il consent quand même à qualifier le début d’« introduction » plutôt que de « première escarmouche ». La sérénité apparemment détachée avec laquelle Schütter considère son œuvre – et qui est très éloignée du goût des commentaires verbeux de moult compositeurs contemporains – est cependant tout le contraire de la rigueur avec laquelle se déroule la musique et de la quête infatigable de la « justesse » des rapports énergétiques. Toutefois, ce déroulement n’obéit pas à un schéma traditionnel ; il assemble au contraire de façon apparemment intuitive des éléments du vocabulaire musical pour en tirer un ouvrage marqué par les contrastes, les ruptures, la reprise de passages connus sous un éclairage nouveau, enfin un finale qui semble se diriger vers une apothéose bruyante, mais y renonce pourtant en faveur d’une dispersion rapide et discrète des sons (exemple 3). Particules, fragments, tempi subissant une succession de changements rapides, élan dynamique du grand orchestre, freiné régulièrement par les merveilleux solos de la clarinette et du violon, tout cela est unifié en une grande arche cohérente, quoique kaléidoscopique, qui donne à cette composition de vingt minutes une richesse et une vitalité inouïes. Schütter a d’ailleurs désigné une fois cette symphonie de « Ma vie » – allusion ironique aux décennies de sa gestation. Elle a en effet quelque chose d’universel, à savoir une posture qui admet la diversité du monde, l’assimile avec une grande ouverture d’esprit, et la transmue en quelque chose de tout à fait personnel.

L’IRONIE D’UN INCORRUPTIBLE

Être soi, rien que soi ! Tout comme sa musique, la biographie de Meinrad Schütter paraît marquée au coin d’une imperturbabilité qui, peu soucieuse des choses matérielles, est la source peut-être du bonheur, mais assurément de la liberté. Dans la vie quotidienne, il n’est pas toujours facile de vivre cette proximité de soi. Pour étudier, lire et composer, Schütter aimait donc l’anonymat des auberges, des restaurants de gare, mais avant tout des trains. « On ne peut vraiment apprendre à lire que dans les trains et les restaurants, ou, mieux encore, sur les bateaux, où il n’y a aucune possibilité de fuite…» Car la proximité – y compris de soi – exige la distance, le pathos appelle l’ironie : l’esprit lyrique de Schütter comprend aussi une belle pincée d’ironie, qui, alliée à son goût de la litote, semble parfois être de l’auto-ironie, mais peut aussi se déchaîner en véritable satire, non seulement dans ses aphorismes sarcastiques, mais dans ses œuvres. Voyez par exemple le cas où, pour une fois, le « psautier » n’a plus rien à voir avec des souvenirs religieux, mais raille l’amour d’un crève-la-faim pour la statue de la Liberté et se permet de citer une formule familière (exemple 4 : mise en musique du poème de Walter Mehring Denn : Aller Anfang ist schwer [1980] sous le titre de « Psautier transatlantique »).

Walter Mehring était un des nombreux amis artistes de Schütter, aux côtés de Max Mumenthaler, Vigoleis Thelen, Pierre-Walter Müller, Andri Peer, le Tessinois Guido Gonzato, Mario Comensoli, la dessinatrice Verena Zinsli et tout le « Cercle du Conti », une assemblée stimulante de causeurs (et de buveurs aussi, sans doute) qui se réunissait dans le restaurant zurichois du même nom et que fréquentaient régulièrement les peintres Adolf Herbst et Max Hunziker. C’est ce dernier qui fit remarquer à Schütter qu’en vertu du droit du travail en vigueur, il aurait bien droit à un contrat pour son emploi au Théâtre municipal de Zurich (l’actuel Opernhaus). Pendant presque trois décennies, en effet, l’excellent déchiffreur qu’est Schütter y avait trouvé un gagne-pain comme chef de chant. Il lui fallait jouer tout le répertoire lyrique, accompagner le ballet, ce qui pouvait tourner à l’« esclavage » (Schütter dixit) quand l’école de ballet s’y ajoutait. Par la suite, il devint « musicien éclairagiste », et il arrivait que son nom figurât au programme, comme il le raconte aujourd’hui avec une fierté ironique. Il n’eut jamais ni contrat ni même vacances réglées – on pourrait parler d’exploitation ; mais Schütter préférait ce statut vague comme garantie de sa liberté chérie. C’était aussi une occasion de satisfaire sa curiosité artistique. En tant que « fantôme de l’opéra », comme on l’appelait, il se faisait remettre toutes les partitions des opéras joués pour les étudier en privé ; et les œuvres contemporaines comme la première audition du Moïse et Aaron de Schoenberg sont restées pour lui des événements inoubliables. Le compositeur Schütter n’a cependant pas profité de ses liens étroits avec le Théâtre municipal (dont la troupe comptait également sa femme, la souffleuse Claudia Mengelt). Prévu comme conte de Noël, son Rübezahl d’après Rolf Frickert (1980) ne fut jamais monté, encore que le ballet de chambre Dr Joggeli sott go Birli schüttle ait été créé en 1951 par l’École de danse Mario-Volkart. Le travail et les expériences vécus à l’opéra semblent s’être déroulés parallèlement à la production de Schütter, mais sans l’affecter. Cette production s’est développée de façon imperturbable, à l’écart de la vie réelle ; même les influences de ses maîtres vénérés, Willy Burkhard et Paul Hindemith, sont difficiles à déceler dans le langage inimitable, plein de caractère, et d’emblée si personnel de Schütter.

« Je vous envie vos possibilités de rêver et de philosopher », lui avait écrit Alexander Schaichet en 1938. Schaichet avait saisi précisément la nature de Schütter : une existence d’artiste poétique, qui a quelque chose d’anachronique dans son mode de création tranquille et imperturbable, mais qui est pourtant si près de son temps. C’est aussi une nature qui ne s’intéresse ni aux affaires ni au marché de l’art – et qui en reste ignorée, en retour – et qui est aux antipodes des « intérêts mercantiles ». Il est certain, en tout cas, que le compositeur est celui qui a fait le moins pour la diffusion de son œuvre. C’est à la « Zentralbibliothek Zürich », qui gère sa succession, mais surtout à la pianiste Ute Stoecklin, amie de longue date du compositeur, qui veille en tant qu’éditrice à ce que les partitions et les matériels d’exécution soient publiés, qui inscrit sans cesse du Schütter dans ses récitals, et qui en a aussi fait graver sur CD (lieder chez « Uranus » et « Guild Music », musique de chambre et chansons avec plusieurs instruments chez « Swiss Pan »), qu’on doit le fait que la musique de Meinrad Schütter pénètre peu à peu dans la conscience d’un public plus large. Une Société Meinrad-Schütter a été fondée il y a peu de temps, l’avenir est mis sur les rails, la musique d’un original dans le paysage artistique suisse survivra. Toute une vie…

(Traduction: Jacques Lasserre)


Website et Catalogue: www-zb.unizh.ch/SONDERSA/MUSIK/Schuett/Werkverz.htm