" … EN DIALOGUE AVEC L’HISTOIRE … "

PAR MICHAEL KUNKEL

L’œuvre de Heinz Holliger et l’appropriation

" Absurdité (mot trop fort) de la distinction entre ce
qui est personnel et ce qui est étranger dans le combat spirituel. "

(Franz Kafka, 19 [octobre 1917], Oktavheft G)

" L’essentiel de tout ce que vous faites

et de tout ce que je fais ne m’appartient pas.
[…] Je veux dire que je n’ai pas inventé
la sixte majeure. "

(Morton Feldman)

Lorsque l’on parle d’" appropriation ", on éprouve toujours un sentiment de malhonnêteté. L’" appropriation " est en effet la plupart du temps une action unilatérale dont le propriétaire du bien emprunté ne profite guère. D’après le droit pénal en vigueur, seule est autorisée " l’appropriation de biens meubles vacants ", mais le paragraphe 958 de la Constitution allemande y apporte des restrictions notables. Le statut de " vacance " est déjà un vaste champ, qui va de la " vacance par renonciation de l’ancien propriétaire " à la question fort complexe de l’" émancipation des essaims d’abeilles ". En fin de compte, il ne reste pas grand-chose aux candidats à l’appropriation. Le renard qui s’enfuit avec son piège à mâchoires est " sans maître " ; mais s’il pénètre dans un district de chasse étranger, le poseur du piège qui va l’y chercher devient braconnier. La situation est plus grave encore en ce qui concerne l’appropriation de choses étrangères. Le même paragraphe ne prévoit que deux formes innocentes de cette appropriation-là : les pigeons trouvés et la " cueillette limitée, en forêt, de baies, champignons, herbes et fleurs, dans le cadre de l’usage dit public ". Seul le Land du Bade-Wurtemberg connaît encore le " droit de ramasser le bois mort ".

Pour l’exégète des arts, le terme d’" appropriation " est précieux. C’est un de ces mots appréciés, censés rendre plausibles des actes artistiques. Il donne une apparence d’objectivité à un procédé douteux, en prétendant décrire un rapport de propriété indiscutable : un matériau musical " ancien " subit une " appropriation " quand il peut être repéré dans une partition plus récente. Le terme donne à croire que l’élément ancien n’a pas vraiment acquis le statut intégral de chose propre, et qu’il doit donc être considéré comme étranger. À des antinomies aussi transparentes s’associent des applications pratiques d’une étendue incroyable. En musique, le procédé ne se limite pas à des activités aussi marginales que la chasse au pigeon, la cueillette de champignons ou la récole de bois mort. Il est au fond beaucoup plus difficile de dire ce qui ne serait pas " appropriable ", donc à quoi se limite l’" usage public " pour un créateur. Tout ce qui a été composé est-il automatiquement " meuble et vacant ", les auteurs sont-ils taillables et corvéables à merci ?

Les partitions de Heinz Holliger sont une aubaine pour les musicologues chasseurs de citations. Point d’œuvre chez lui, en effet, qui n’ait une résonance historique. Si les traces du passé ne sont pas faciles à détecter, le plaisir de la traque n’en est que plus aigu. Pourtant, je me refuse à considérer sa musique sous l’angle trop étroit — et trop vague, en même temps — de l’" appropriation ". Pour Holliger, l’" ancien " n’est pas une vieillerie quelconque, déposée dans une brocante musicale en attendant d’être soumise à une rénovation douteuse. Son caractère ne correspond pas à l’action unilatérale qu’on associe en général à l’appropriation. Quand Holliger déclare composer " en dialogue avec l’Histoire ", ce n’est pas l’affirmation impérieuse d’un esprit orgueilleux, épris de conquête spirituelle. Voici ce qu’il en dit : " Tout ce que je compose se réfère à quelque chose de préexistant. Je ne peux ni ne veux effacer ma mémoire. Voilà pourquoi la tendance actuelle au néo-néandertalisme musical est au fond impossible. Là, je suis peut-être même un peu adornien (il rit). " Effectivement, la musique du passé qui affleure dans l’œuvre de Holliger manifeste un " travail de mémoire " qu’on ne peut définir une fois pour toutes ; il faut donner des exemples.

CITATIONS ET SONORITÉS APATRIDES

Dans la brève cantate Erde und Himmel (1961) pour ténor et petit ensemble, que Holliger écrivit à 22 ans sur des poèmes d’Alexander Xaver Gwerder, une citation de Schumann joue un rôle important : il s’agit des mesures 14 et 15 de la partie chantée du cinquième lied du Liederkreis op. 39, "Zwielicht". Ce petit récitatif sur le vers d’Eichendorff was will dieses Grau’n bedeuten? [" que signifie ce frisson ? "] constitue le cœur de la composition de Holliger. Les cinq mouvements de Erde und Himmel s’articulent en miroir (latent), de part et d’autre d’un axe qui forme le centre du troisième mouvement, " Rondo " (exemples 1 et 2).

La citation de Schumann n’est pas un acte autoritaire de contrebande historique, destiné à bonifier après coup un ouvrage médiocre ou à se donner un vernis de compétence musicologique. Bien que la formule de Schumann soit reprise sous une forme presque inchangée, elle est parfaitement intégrée dans la ligne vocale de Holliger, et ne s’en détache pas comme un corps étranger, tonal et démodé. La citation ne provoque pas non plus le moindre effet de reconnaissance. La symétrie en miroir du cycle de Holliger n’est d’ailleurs pas du tout un principe de construction affirmé et n’est pas proclamée haut et fort au point de renversement.

Les poèmes que Holliger utilise dans sa cantate datent de peu avant le suicide de Gwerder (septembre 1952). Ils disent le désir de mort et l’adieu, et justifient une attitude foncièrement hostile au sujet. On y trouve le vers Ja, wenn ich wieder wäre… [" Oui, si je revenais… "], incertitude horrible à laquelle Holliger répond par la question de Schumann et d’Eichendorff, si bien que la musique se met à hésiter et s’arrête presque — arrêt dans l’œil du miroir formel, qui exige aussitôt une correction paroxystique. Rien n’est réduit à un dénominateur commun, l’ambiguïté est au contraire concentrée au cœur de symétrie suscitée par la forme poétique. La citation est comme un germe mortel qui déstabilise la grande forme régulière. Il ne se produit donc pas d’analogies assurées, mais une perspective qui s’aligne sur l’expérience poétique. Le rapprochement de Gwerder avec Schumann et Eichendorff n’est pas " recherché " au sens habituel. Holliger raconte qu’il était déjà décidé à utiliser cette citation avant même de se mettre à composer. Peut-être renvoie-t-elle en outre à un poème de Gwerder que Holliger n’a pas utilisé, Zwielicht.En tout cas, la citation n’a pas été captée par " appropriation ", elle coïncide au contraire avec la première idée musicale de l’œuvre et en est l’élément central.

Lorsque, trente ans plus tard, Holliger écrivit le cycle Beiseit sur des poèmes de Robert Walser, il revint au Liederkreis op. 39 de Schumann. Dans le douzième et dernier lied de Beiseit, "Im Mondschein", une citation du "Mondnacht" de Schumann joue un rôle non moins éminent que le récitatif "Zwielicht" dans Erde und Himmel (exemples 3 et 4).

La référence à Eichendorff est fournie explicitement par Robert Walser. Dans la pièce en prose intitulée Würzburg, on lit : " C’était minuit, et au lieu de dormir […], je jouissais alors du spectacle de la plus belle nuit de lune, qui, comme celle d’Eichendorff, déversait çà et là, partout, d’en haut, sa beauté innommable, sa grâce enchanteresse, sereine, pâle, sa douceur divine, comme une bruine sur les toits sombres, sur des tours et des pignons pointus, montant très haut vers le ciel. Une harpe résonnait doucement, et merveilleux, oui, céleste était le calme nocturne qui s’épandait, cette tranquillité enfantine de la nuit de lune, cet enchantement profond et doux de minuit […] " C’est avec cette même harpe que, dans le poème "Im Mondschein", Walser entre en dialogue avec l’Histoire pour manifester une " réduction des attentes romantiques ". Comme l’écrit Bernhard Böschenstein : " La musique des étoiles n’était finalement que celle d’une harpe et la nuit froide et coupante remplace la nuit romantique et néoromantique […] "

Holliger utilise la citation de Schumann de manière analogue pour délimiter un espace historique dans le " calme de nuit de lune " de l’épilogue de son Beiseit. Markus Roth a découvert que " différents niveaux d’éclairage et d’interpénétration réciproque se produisent dans la polarisation proximité/distance du texte de Schumann ". Roth caractérise ce procédé d’un terme heureux, " pliage du temps " (Zeitfaltung). Chez Holliger, la mélodie et plusieurs autres détails du lied de Schumann apparaissent comme filtrés par un rêve, la réminiscence ne se concrétisant en reconnaissance qu’à quelques endroits. Dans les dernières mesures, le temps musical s’arrête. Le matériau schumannien et le texte de Walser sont conduits dans une strette sans fin, jusqu’à ce que la musique s’éteigne elle-même à travers le phonème final du poème, "[lag lang noch wa]ch".

Ces exemples prouvent que les citations utilisées par Holliger ne dégénèrent pas en " style fluide ", où la " chose appropriée " servirait de vecteur à des contenus et des connaissances assurés. Au lieu d’aligner simplement d’anciens mots dans un ordre nouveau, il crée un lien originel en fusionnant de façon authentique le contenu musical et le vocabulaire acoustique. Ce n’est un hasard s’il recourt dans les cas cités au Liederkreis op. 39 de Schumann. On sait qu’en lisant Eichendorff d’une façon extrêmement différenciée, Schumann prouve que des offres d’identification dépourvues de toute ambiguïté peuvent être déçues systématiquement en musique. Un exemple se trouve à la fin de "Mondnacht", sous la forme du célèbre premier renversement de l’accord de septième de dominante (position de quinte et sixte), dans lequel Reinhold Brinkmann voit un " conditionnel irréel ". Ce sont ces sonorités " apatrides " qui n’ont rien perdu de leur actualité, aux yeux de Holliger, et qu’il traque d’une façon confinant à la manie. La citation de "Mondnacht" scelle un processus de dissociation musicale que Holliger aménage en descente vers le mutisme. Ainsi, l’accès au "Beiseit" de Walser passe en fin de compte par Schumann.

RADIOGRAPHIE CRITIQUE DES PRESTATIONS PASSÉES

Le dialogue de Holliger avec l’Histoire ne s’effectue pas seulement en mode diachronique, car dans sa musique, le compositeur prend évidemment position vis-à-vis de son époque. Holliger fait partie des compositeurs qui n’ont pas eu directement part aux bienfaits et aux méfaits de la première fournée de Darmstadt. De nombreux représentants de la génération qui va de Kagel à Rihm souffrent du syndrome de l’enfant " né trop tard ". Holliger, lui, doit à ses cours chez Sándor Veress de n’avoir pas été " dressé " à ne connaître qu’une facette de l’art contemporain, mais d’avoir appris très tôt que la lucidité historique peut avoir un impact sur l’actualité. Preuve en est son intérêt insatiable pour des techniques jugées " historiques ", comme le canon (prolationes).

Cependant, les cours de Pierre Boulez que Holliger a suivis à l’Académie de musique de Bâle de 1961 à 1963 ont également marqué sa formation. Sans doute pourrait-on même le définir comme élève de Boulez. Il est très instructif d’observer les conséquences que Holliger a tirées de cet apprentissage de composition. Pendant les années 1960, il recourt assurément à des méthodes bouléziennes, non pour sortir des sentiers battus, mais pour formuler sa propre position, qui se situe tout à l’opposé de l’esthétique de Boulez. Même le premier cycle vocal, Glühende Rätsel (1964) d’après Nelly Sachs, n’est pas une adaptation du modèle du Marteau sans maître. À la prolifération cyclique positive de ce dernier, Holliger oppose le principe d’une synthèse fatale. Dans Glühende Rätsel, que Holliger décrit comme " un Livre des Morts en cinq stations ", différents modes de déclamation, types de sonorité et plans temporels sont établis en quatre lieds, pour s’interpénétrer jusqu’à la désintégration, dans le cinquième et dernier. Ici, le dernier mouvement ne fournit pas " la solution, la clé du labyrinthe ", comme l’avait fait Pierre Boulez dans le cycle du Marteau sans maître (1956), il est le point final d’une spirale négative, d’un " chemin de croix qui conduit jusqu’à la dissolution ". Dans cette musique, les valeurs gestuelles, obtenues par les automatismes rigoureux du premier sérialisme, ont la connotation d’une action compulsive. De même, Holliger habille la marionnette qui est le protagoniste du spectacle Der magische Tänzer (1963/1965, également d’après Nelly Sachs) d’un costume boulézien.

Un exemple extrême de la réinterprétation radicale des techniques bouléziennes est Cardiophonie pour instrument à vent et trois magnétophones (1971). Il s’agit d’une action autodestructrice, dans laquelle l’instrumentiste est pourchassé par son pouls jusqu’à s’en effondrer. Ce collapsus est composé avec une précision toute boulézienne. Holliger traite le pouls comme une cellule rythmique fondamentale, qui subit de multiples métamorphoses sans que cette succession d’impulsions élémentaires se laisse transcender durablement : tôt ou tard, toutes les actions de l’exécutant retombent sur les battements impitoyables du cœur. Dans Cardiophonie, Holliger détourne la technique de Boulez jusqu’à l’excès, pour mettre en scène une apothéose monomaniaque de la " forme en cul-de-sac " ; dans une de ses premières interprétations, la pièce se terminait par l’explosion d’une bombe atomique.

Jusque-là, l’évolution de Holliger pourrait être décrite à juste titre comme l’exorcisme des années Boulez. Lui-même qualifie ses compositions des années 1970 de " réaction délibérément destructrice à l’esthétique stérile de l’école boulézienne ". Mais rien ne serait plus faux que d’y voir seulement le " meurtre du père ". Holliger et Boulez continuent à bien s’entendre. Comme je l’ai appris, Boulez a assisté non sans plaisir à une exécution de Cardiophonie. Plutôt que d’une fureur iconoclaste, il faudrait parler ici, comme le fait Harald Kaufmann, d’une " radiographie critique des prestations passées ", celles-ci étant " elles-mêmes menacées et pouvant ainsi servir de base à la recherche d’une nouvelle œuvre d’art authentique ". Même la nouvelle conquête était menacée ; le 7 mai 1970, Holliger écrivait à Nelly Sachs : " […] il devient toujours plus difficile de continuer à composer. La musique se détruit dans mes mains mêmes. "

LE SOUPIR COLORÉ DE LA SOUFFRANCE

La fin logique de Pneuma, Kreis et Cardiophonie serait le suicide, déclare le compositeur. Dans un certain sens, Holliger a vraiment appliqué cette leçon, dans la mesure où il s’adonne depuis à l’écriture de " musique d’agonie ", encore que celle-ci puisse très étrangement être quand même constructive. Dans Atembogen (1974-1975) pour orchestre, il revient pour la première fois à la forme " labyrinthique ", en fractionnant de façon complexe l’arc (Bogen) qui donne son titre à la pièce. Ce n’est pas un retour à la routine philharmonique, mais un morceau sur l’incapacité de sonner. Tout ce qui pourrait sonner, dans Atembogen, est joué avec trop peu ou, plus rarement, avec trop d’énergie, si bien que l’aspect physique et biologique du labeur de l’exécutant revient au centre, mais d’une nouvelle manière. C’est une musique sur le souffle et l’extinction du son, une musique du silence. Le processus de mutité progressive ne se déroule pas dans l’approximation, mais à propos d’objets concrets. Il y a d’abord des " citations " de compositions de Holliger lui-même, dont l’exécution demande maintenant des efforts considérables. Au début d’Atembogen, l’ouverture polyphonique explosive du Dona nobis pacem (1968-1969) pour chœur n’est plus qu’un geste mourant, exécuté au ralenti ; on sent que les expériences de tous les excès musicaux l’ont marqué (exemples 5 et 6).

Cette asphyxie initiale donne le ton à l’extinction préméditée de la musique de Holliger. Au terme de cette exposition, l’étouffement ne se produit pas sur n’importe quelles notes : la séquence es-a-c-h-e-d (mi bémol, la, do, si, mi, ré) est une allusion à Paul Sacher, commanditaire et dédicataire d’Atembogen. Un coup d’œil aux esquisses montre que presque toutes les notes sont déduites de cette formule. Par une autre opération, Holliger transforme le nom de Sacher en succession de durées (exemple 7).

De surcroît, trois œuvres commandées par et dédiées à Sacher sont citées, parfois longuement : la 2e Symphonie de Honegger (1941), A Sermon, a Narrative and a Prayer de Strawinsky (1960-1961), mais surtout la Musique pour cordes, percussion et célesta de Béla Bartók (1936), sans doute la commande la plus célèbre de Sacher. Ce qui en reste dans Atembogen n’est pas grand-chose : le thème sospirando du mouvement central de la Deuxième de Honegger est joué sans embouchure par les clarinettes basse et contrebasse, ce qui le réduit au soupir coloré d’une créature souffrante ; le début de la Musique pour cordes, percussion et célesta de Bartók apparaît à la fin de la composition, mais c’est la citation la plus silencieuse de l’histoire de la musique : la battue des quatre premières mesures de la fugue n’est dirigée que quand l’orchestre s’est complètement tu.

Des innombrables compositions dédiées à Paul Sacher, Atembogen est à la fois l’un des monuments les plus impressionnants et les plus discrets. Pourquoi Holliger n’y a-t-il pas fait ouvertement référence à Sacher ? Parce que la composition ne s’épuise pas dans sa fonction d’hommage. À une époque où Holliger avait les mains presque vides, l’occasion lui ouvrit une source de matériau musical largement contingent. Car les vieux objets n’apparaissent pas tant pour leur propre mérite ou pour la gloire du commanditaire, ils sont comme jetés en pâture à un organisme qui les réduit au silence. Ce qui sera réduit au silence par le compositeur est presque secondaire. Ce qui importe n’est pas ce qui était, mais ce qui va en advenir. Seule la Musique pour cordes, percussion et célesta de Bartók est reprise en substance ; les canons de la coda, notamment, intériorisent l’expérience de la polyphonie bartokienne, mais sans les mettre au centre de la composition, comme c’était le cas des citations de Schumann dans Erde und Himmel et Beiseit. Dans Atembogen, le métier de Holliger passe de la composition à la censure. Son " dialogue avec l’Histoire " prend une nouvelle qualité : le sujet composant place la musique comme un filtre entre lui-même et l’Histoire. Pour reprendre une expression de Bernd Alois Zimmermann, Holliger crée un ordre " qui place la musique entre les hommes et le temps ".

Si Atembogen montre bien une chose, c’est que la simple " appropriation " de l’ancien, la redite, n’est pas possible. Lorsque les expressions courantes se perdent, la composition devient un travail de mémoire contre la perte de mémoire qui menace. Atembogen montre que l’histoire peut vraiment laisser des traces dans la musique. Les matériaux portent les cicatrices du temps, qu’il soit historique ou personnel. Il vaudrait la peine d’essayer de comparer Atembogen à l’art de Paul Celan, car chaque fibre de la musique y est marquée par une lecture approfondie de Celan, laquelle sous-tend — cette fois-ci explicitement — la composition de Psalm (1970), dont le titre et les précurseurs rejetés ("Klanggitter, Spuren, Zensur, Klangränder, Randklänge, Fernklang, Filter, Gegenklang") sont tous des paraphrases de Celan. Dans l’œuvre de Holliger, Atembogen marque un " tournant du souffle " : au geste extériorisé brutalement succède l’intériorisation excessive et l’étouffement qui mènent au vide sonore absolu, dans lequel bat le pouls muet de la musique ancienne. Le traitement du matériau préétabli peut être comparé aux procédés du poète : dans Atembogen, le catalogue des compositions commandées par Sacher est ce que le jargon des manuels de géologie, de zoologie et de chimie représente pour Celan. Ces sources fournissent le prétexte d’une inversion de polarité artistique et fonctionnelle, qui conduit " tous les tropes et métaphores ad absurdum " dans une " contre-langue " (Gegensprache) qui se soustrait à l’usage instrumental et qui tend au mutisme, tout comme la poésie de Celan. Dans un tel langage, tout pédantisme est déplacé en matière de citation. " Une fois identifié comme citation, un élément textuel perd presque forcément les valeurs d’indétermination qu’il devait peut-être avoir justement dans le jeu du texte ", écrit Winfried Menninghaus. Biffons le mot " peut-être " (exemple 8).

" La musique n’est pas ‹ là ›, elle doit être actualisée. C’est en cela que réside le problème essentiel du temps musical. " Cette assertion d’Andreas Traub met le doigt sur les procédés d’écriture de Heinz Holliger. Tous les exemples cités prouvent comment actualiser des choses qui existent déjà. Sous l’aiguillon de l’aujourd’hui, les compositions récentes de Holliger telle que Gesänge der Frühe (1987), le Concerto pour violon (1993-2002), Recicanto (2001), Puneigä (2000-2002), mais surtout son opéra Blanche-Neige (1997-1998) déploient un formidable souffle historique ; mais dans ces pièces, l’histoire de la musique n’est pas analysée dans une opération consciente. Il s’agit plutôt d’un " travail de somnambule sur la structure " — qu’elle soit personnelle ou étrangère —, d’une conception qui " n’étend pas son objet sur le lit de Procuste, bien en face du sujet, et le maintient sous le feu des projecteurs ", comme l’écrit Heimito von Doderer. Dans la musique de Holliger, les véritables sauts de la pensée s’effectuent toujours à l’oblique du faisceau lumineux.

 

1. Heinz Holliger dans un entretien avec l’auteur (Bâle, 19 septembre 2002). Cf. Michael Kunkel, Gespräch mit Heinz Holliger: programme de ´ Wien Modern 2002 ª, p. 113.

2. Ibidem.

3. Au sujet des symétries formelles chez Holliger, cf. Patrick Müller, ´ Entre néoclassicisme et avant-garde : l’enseignement de la composition en Suisse après 1945 ª in Ulrich Mosch (dir.), ´Entre Denges et Denezy…ª, la musique du XXe siècle en Suisse 1900—2000, manuscrits et documents, Fondation Paul-Sacher/Contrechamps, Bâle/Genève 2001, p. 258 sq.

4. Alexander Xaver Gwerder, Dämmerklee, Zurich 1955, p. 40.

5. Robert Walser, Das Gesamtwerk, Jochen Greven (dir.), Zurich et Francfort/M. 1978, tome III, p. 40 sq.

6. Bernhard Böschenstein, ´‹Ich bin vergessne Weiten zu wandern auserlesen.› Anmerkungen zu Robert Walsers Gedichten in Heinz Holligers Zyklus Beiseitª in Annette Landau (dir.), Heinz Holliger — Komponist, Oboist, Dirigent, Gümligen 1996, p. 138.

7. Markus Roth, ´Der Gang ins Verstummen. Heinz Holligers Beiseit-Zyklus nach Robert Walserª, Musik & Ästhetik 14/2000, p. 42.

8. Ibidem.

9. Reinhold Brinkmann, Schumann und Eichendorff. Studien zum Liederkreis op. 39, Munich 1997.

10. Cf. par exemple la position particulière de Konrad Boehmer, ´Zwerge hinter den Riesen? [´ Des nains derrière les géants 7 ª](1982)ª, Das böse Ohr. Texte zur Musik 1961-1991, Cologne 1993, p. 175 sq.

11. Philippe Albèra, ´Ein Gespräch mit Heinz Holligerª in A. Landau, op. cit. (note 6), p. 28.

12. Pierre Boulez, ´Sprechen, Singen, Spielenª, Werkstatt-Texte, Francfort/M. et Berlin 1972, p. 140.

13. Philippe Albèra, ´Ein Gespräch mit Heinz Holligerª, in A. Landau, op. cit., p. 28.

14. Pierre Boulez, ´Sprechen, Singen, Spielenª, Werkstatt-Texte, p. 140.

15. Cf. Michael Kunkel, ´ Œuvre ou action ? ‹Cardiophonie› pour instrument à vent et trois magnétophones (1971) ª, Dissonance 75/2002, p. 20 sq.

16. Heinz Holliger, cité d’après Michael Kunkel, ´CH-Variationen mit Jürg Wyttenbach und Heinz Holligerª, Neue Zeitschrift für Musik 2/2001, p. 24.

17. Harald Kaufmann, ´Zur Wertung des Epigonentums in der Musikª, Spurlinien. Analytische Aufsätze über Sprache und Musik, Vienne 1969, p. 202.

18. Citation extraite de la Correspondance Heinz Holliger/Nelly Sachs, avec l’aimable autorisation de Heinz Holliger.

19. À la demande de Sacher, Holliger a signalé les nombreuses citations et allusions dans un exemplaire privé de la partition, qui se trouve toujours à l’ancien domicile du mécène, au Schönenberg.

20. Bernd Alois Zimmermann, Intervall und Zeit, Mayence 1974, p. 14.

21. Notice sur une esquisse d’Atembogen, Fondation Paul-Sacher, Bâle, collection Heinz Holliger.

22. Paul Celan, Der Meridian, in: Gesammelte Werke, hg. von Beda Allemann und Stefan Reichert, Frankfurt am Main 1986, Bd. III, p. 199.

23. Winfried Menninghaus, ´Zum Problem des Zitats bei Celan und in der Celan-Philologieª in Winfried Menninghaus et Werner Hamacher (dir.), Paul Celan, Francfort/M. 1988, p. 187.

24. Andreas Traub, ´Zur Frage nach der Möglichkeit, geschichtlich und theoretisch von Musik zu sprechenª in Arnfried Edler et Sabine Meine (dir.), Musik, Wissenschaft und ihre Vermittlung. Bericht über die Internationale Musikwissenschaftliche Tagung der Hochschule für Musik und Theater Hannover, Augsburg 2002, p. 197.

25. Heinz Holliger, cité d’après ´Ein schlafwandlerischer Umgang mit Struktur. Michael Kunkel im Gespräch mit Heinz Holliger; Zürich, 8. Oktober 1998ª in Michael Kunkel (dir.), Heinz Holliger: ´Schneewittchenª (1997/98) Sarrebruck 1999, p. 16.

26. Tiré d’un essai de Heimito von Doderer (publié sous le pseudonyme de René Stangeler) pour le 60e anniversaire d’Albert Paris Gütersloh, cité d’après Harald Kaufmann, op. cit. (note 17), p. 193.

27. Cet article se fonde sur une conférence donnée par l’auteur le 26 novembre 2002, à Vienne, dans le cadre d’un congrès sur ´ Les appropriations — musique moderne et musique ancienne ª.