Dissonance

What is This Thing Called Jazz?

Le son de l’afro-américanité entre oralité, écriture et audiotactilité

Giancarlo Siciliano

 

L’ensemble de réflexions qui suivent cherche à dégager une ontologie de la pratique jazzistique en ce qu’elle se distingue nettement des deux paradigmes qui ont dominé la géographie et l’histoire des musiques mondiales : celui des musiques de tradition orale et celui des musiques de tradition écrite. Phénomène s’inscrivant dans une hybridité qui ne se réduit à aucune de ces traditions mais qui pourtant les synthétise en une « audiotactilité »1 rendue possible par la reproductibilité technique, le jazz cerne un au-delà de l’hégémonie du visuel2 qui annule la pertinence des critères de la notation et plus généralement de ce que Christian Béthune appelle le « surmoi de lettré »3 propre aux musiques d’art de tradition écrite. Or si, depuis les propositions de Marshall McLuhan, la culture occidentale s’inscrit dans un paradigme post-littéraire, qu’en est-il du statut de cette oralité désormais « seconde » telle qu’elle régit le jazz ?

 

Répondre à une telle question implique nécessairement le refus d’une opposition censée démarquer l’oral de l’écrit et, corrélativement, l’analogique du numérique. Car la langue, nous dit Bernard Stiegler, « est toujours déjà écriture, et [...], contrairement aux apparences, il ne faut pas poser qu’il y a d’abord une langue orale, puis une copie écrite de cette langue, mais que, pour que la langue puisse être écrite au sens courant, il faut qu’elle soit déjà une écriture : un système de traces, de “grammes”, d’éléments discrets »4. L’opposition binaire cède la place à un mouvement bi-directionnel où « l’oral le plus quotidien est surcodé par le scriptural [... de même que] le scriptural le plus sophistiqué est travaillé par l’oral »5. Et c’est précisément ce travail de surcodage réciproque que le jazz donne à entendre en permanence.

 

Ce phénomène d’une oralité que nous opterons de renommer, au moins provisoirement, scriptoralité est plus particulièrement exemplifié par le travail de tous ceux qui, à l’intérieur du champ jazzistique, ont joué le rôle d’arrangeurs : de Fletcher Henderson à Duke Ellington, de Charles Mingus à George Russell, de Bill Evans à Carla Bley ou encore de Chucho Valdès à Hermeto Pascoal, il a toujours fallu que l’on s’arrange — l’écriture jazzistique ne pouvant être conçue qu’en fonction de l’apport spécifique d’interprètes singuliers.

PERFORMANCE, LECTURE, URTEXT

Les pratiques incarnées par ces musiciens témoignent de l’imbrication entre écriture et oralité : pour autant qu’une forme de notation soit utilisée en guise de prescription, le jazz ne peut exister effectivement que sur le mode de l’exécution. En d’autres termes que la langue anglaise rend plus explicites et dont elle met bien en évidence la dimension performative, le jazz ne peut avoir lieu que par une mise en acte — playing ou performing. Lire une partition — procédé facultatif dont la pratique du jazz ne dépend pas de manière essentielle — implique un activité interprétative qui ne se réduit pas au simple déchiffrage : c’est non seulement ce qu’a constaté l’ethnomusicologue Timothy Rice en affirmant que toute la musique « se transmet, se vit et se comprend par la tradition orale »6 mais c’est aussi ce qu’Adorno indiquait déjà dans l’un de ses derniers essais par une critique de l’autorité conférée à la notation et les limites en deçà desquelles elle opère.

 

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Cet article a paru dans le numéro 112 de DISSONANCE.

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1  Nous devons ce terme au musicologue italien Vincenzo Caporaletti, qui développe cette notion tout au long de son ouvrage I processi improvvisativi nella musica. Un approccio globale, Lucca, Libreria Musicale Italiana, 2005.

2  Telle que problématisée par Gianluca Capuano dans son livre I segni della voce infinita. Musica e scrittura, Milano, Jaca Book, 2002 ; par Marie-Louise Mallet, La musique en respect, Paris, Galilée, 2002 et par Giorgio Rimondi, Il suono in figure. Pensare con la musica, Mantova, Scuola di Cultura Contemporanea, 2008.

3  Cf. « Le jazz comme oralité seconde », L’Homme, no. 171-72, Paris, E.H.E.S.S., 2004, p. 450.

4  Cf. « L’image discrète » in Jacques Derrida et Bernard Stiegler, Échographies de la télévision. Entretiens filmés, Paris, Galilée/I.N.A., 1996, p. 182.

5  Cf. « La pulsion, la psychose et les quatre petits foncteurs », Chimères, no. 20, Paris, 1993, p. 135.

6  Cf. « Est-il possible d’écrire l’histoire des musiques de tradition orale ? » in Nattiez, J.-J. (dir.), Encyclopédie de la musique, vol. 3, Paris, Actes Sud/Cité de la Musique, 2005, p. 138.

by moxi